Par Didier Rebut, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, Membre du Club des juristes
La Cour d’appel de Bruxelles a interdit à la Belgique de transférer Salah Abdelslam vers la France dans un arrêt du 3 octobre 2023. Didier Rebut souligne la remise en cause de la coopération pénale internationale et les risques qui en découlent pour son efficacité.

Retrouvez une copie de la décision sur le lien suivant : Arrêt du 3 octobre 2023 Cour d’appel de Bruxelles.

La Cour d’appel de Bruxelles a refusé que Salah Abdelslam soit renvoyé en France pour qu’il y exécute la peine de réclusion criminelle à laquelle il a été condamné par la Cour d’assises spéciale de Paris le 29 juin 2022 pour sa participation aux attentats du 13 novembre 2015. Pourquoi et sur quel fondement Salah Abdelslam se trouve-t-il en Belgique alors qu’il a été condamné par une juridiction française ?

Salah Abdelslam est en Belgique parce qu’il y a été envoyé par la France pour qu’il puisse être présent au procès des attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 dont il est un coauteur.

Ce transfert en Belgique est intervenu après sa condamnation en France en application d’un mandat d’arrêt européen émis par la Belgique le 1er octobre 2021. C’est la procédure applicable entre États membres de l’Union européenne quand un État réclame un individu à un autre État pour le juger pour un crime ou un délit. L’État qui souhaite juger cet individu émet un mandat d’arrêt européen et l’envoie à l’État où cet individu se trouve. La spécificité de cette procédure est d’être judiciaire, ce qui signifie qu’elle intervient entre autorités judiciaires des deux États concernés. Le mandat d’arrêt européen est émis par un juge ou, à tout le moins, sous le contrôle d’un juge de l’État d’émission et la décision sur son exécution est prise par un juge de l’État d’exécution. Cette procédure est entièrement règlementée par un texte de l’Union européenne qui est la décision-cadre 2002/584/JAI du 13 juin 2002.

En l’occurrence, la Belgique a souhaité que Salah Abdelslam comparaisse au procès des attentats de Bruxelles, ce qui l’a précisément conduite à émettre un mandat d’arrêt européen à destination de la France. La particularité de la situation de Salah Abdelslam est qu’il est condamné en France où il exécute une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Cette situation est différente de celle qui se rencontre habituellement où un mandat d’arrêt européen vise une personne qui n’est pas en train d’exécuter une peine sur le territoire de l’État destinataire. Elle fait l’objet de l’article 24 de la décision-cadre du 13 juin 2002, lequel prévoit qu’elle donne lieu à une remise différée ou à une remise conditionnelle.

Cette remise différée ou conditionnelle a été prévue pour que l’État destinataire d’un mandat d’arrêt européen visant une personne condamnée sur son territoire ne refuse pas d’examiner ce mandat. En effet, les États ayant condamné pénalement une personne entendent que celle-ci exécute sa peine et ne sont donc pas disposés à examiner une demande de remise à un autre État si cette remise est susceptible d’avoir des effets sur l’exécution de cette peine. C’est pour éviter ce blocage que l’article 24 de la décision-cadre a prévu la possibilité que l’État d’exécution puisse différer la remise de la personne réclamée (article 24-1°) ou la remettre temporairement (article 24-2°) à l’État d’émission.

C’est cette deuxième hypothèse qui a été appliquée au mandat d’arrêt européen émis par la Belgique contre Salah Abdelslam. Les autorités judiciaires françaises ont accepté que celui-ci fasse l’objet d’une remise temporaire à la Belgique dont la durée a été fixée à douze mois à partir de sa remise effective qui a eu lieu le 13 juillet 2022. À la demande de la Belgique, cette durée a été prolongée par la France jusqu’au 30 septembre 2023. C’est ce qui explique que Salah Abdelslam se soit trouvé en Belgique à cette période.

Pour quels motifs la Cour d’appel de Bruxelles a-t-elle refusé que Salah Abdelslam soit renvoyé en France ? Quelles conséquences en-a-t-elle tiré ?

La Cour d’appel de Bruxelles a considéré que la législation française relative à l’exécution des peines de réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de trente ans -qui est celle qui a été prononcée contre Salah Abdelslam- apparaît contraire au principe d’interdiction des traitements inhumains ou dégradants consacré par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH) et par l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle a rappelé que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère qu’une peine perpétuelle constitue un traitement inhumain ou dégradant si elle est incompressible, c’est-à-dire s’il n’est pas possible qu’il puisse y être mis fin nonobstant son caractère perpétuel. La CEDH exige ainsi que les législations des États prévoient un mécanisme de réexamen permettant aux autorités de mettre fin à l’exécution d’une peine perpétuelle, dès lors qu’elles constatent que le condamné s’est tellement amendé qu’il n’y a plus aucun motif d’ordre répressif pour le maintenir en détention.

En l’occurrence, la Cour d’appel de Bruxelles a analysé les dispositions de l’article 720-5 du Code de procédure pénale qui sont applicables à la révision de la peine de réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de trente ans. Elle a notamment critiqué que la réduction de la période de sûreté de trente ans ne puisse pas avoir lieu au cas où elle serait susceptible de causer un trouble à l’ordre public et que la juridiction compétente ait l’obligation de recueillir l’avis des parties civiles. Elle a considéré que ces conditions faisaient douter de la possibilité qu’une réduction de la période de sûreté puisse intervenir réellement, ce qui est contraire à l’article 3 de la conv. EDH.

Ces motifs ont conduit la Cour d’appel de Bruxelles à prononcer une interdiction provisoire de renvoyer Salah Abdelslam en France.

Cette interdiction est provisoire parce que sa durée a été liée à deux hypothèses dont la survenance conduirait à y mettre fin. La première hypothèse serait celle d’une décision de la France acceptant que Salah Abdelslam exécute sa peine de réclusion criminelle en Belgique. Celle-ci aurait pour effet de rendre inopérante l’interdiction provisoire, puisque l’exécution de la peine en Belgique interviendrait en application du droit belge et alors que cette interdiction est liée à la possibilité que Salah Abdelslam exécute sa peine en France selon le droit français applicable. La seconde hypothèse est celle d’un jugement sur le fond par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Car la Cour d’appel de Bruxelles a renvoyé cet examen au fond à ce tribunal qui est donc appelé à examiner si la remise de Salah Abdelslam risque de conduire à une violation des articles 3 et 8 Conv. EDH. Cette procédure au fond mettra fin à l’interdiction provisoire prononcée par la Cour d’appel dès lors qu’elle sera définitive, ce qui pourrait se prolonger semble-t-il pendant plusieurs années compte-tenu des recours qui pourraient être exercés. On peut donc supposer que l’interdiction provisoire de renvoi de Salah Abdelslam est appelée à durer dans le temps puisque sa cessation n’interviendra que lorsqu’une décision définitive des juridictions belges sera rendue qui se prononce, dans un sens ou dans l’autre, sur la conformité de ce renvoi aux droits fondamentaux des articles 3 et 8 Conv. EDH

La Cour d’appel de Bruxelles avait-elle le pouvoir de prononcer cette interdiction provisoire ?

La Cour d’appel de Bruxelles a fait valoir que la contestation introduite par les conseils de Salah Abdelslam portait sur le respect des droits fondamentaux, ce qui lui donnait le pouvoir pour l’examiner dès lors que la décision-cadre du 13 juin 2002 sur le mandat d’arrêt européen n’aurait pas pour effet de faire obstacle à la protection de ses droits fondamentaux par l’État belge et à la compétence des juridictions belges pour veiller à cette protection. Ce pouvoir que s’est reconnu la Cour d’appel de Bruxelles est cependant contraire à l’article 24-2° de la décision-cadre selon lequel l’accord entre les autorités judiciaires de l’État d’émission et de l’État d’exécution d’un mandat d’arrêt européen donnant lieu à une remise temporaire doit être respecté par toutes les autorités de l’État membre d’émission.

En l’occurrence, l’accord passé entre les autorités judiciaires françaises et belges fait obligation aux autorités belges de renvoyer Salah Abdelslam en France à l’issue de la période de remise temporaire. Cette obligation s’impose, selon les termes mêmes de l’article 24-2° de la décision-cadre, à l’ensemble des autorités belges, puisque la Belgique est l’État d’émission du mandat d’arrêt ayant donné lieu à cet accord. L’interdiction prononcée par la Cour d’appel de Bruxelles constitue donc une violation de cet accord et, partant, de l’article 24-2° de la décision-cadre. Elle constitue plus fondamentalement une violation des principes de la coopération pénale internationale selon lesquels un État bénéficiant d’une mesure de coopération – ce qui est le cas de la Belgique- a l’obligation de respecter les conditions fixées par l’État lui accordant cette mesure, puisque celle-ci ne lui a été accordée que parce qu’il en accepté les conditions. Cette violation – si elle était consacrée- nuirait assurément à l’efficacité de la coopération pénale en dissuadant les États de s’accorder des remises temporaires par crainte que les individus en faisant l’objet ne soient pas renvoyés à l’issue de celles-ci.

La Cour d’appel de Bruxelles n’a certes pas ignoré les dispositions de l’article 24-2° de la décision-cadre prévoyant que les autorités de l’État d’émission du mandat d’arrêt européen ayant donné lieu à une remise temporaire ont l’obligation de respecter l’accord passé avec les autorités judiciaires de l’État d’exécution. Mais elle a considéré que ces dispositions ne la privaient pas du pouvoir de contrôler le respect des droits fondamentaux dans l’application de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen. On peut cependant s’interroger sur cette analyse, dès lors que ce contrôle est intervenu au regard d’une remise qui ne donne pas lieu à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. En effet, le renvoi en France de Salah Abdelslam n’est pas appelé à intervenir en exécution d’un mandat d’arrêt européen mais d’un accord qui en est un acte distinct et dont on peut se demander s’il entre dans le champ d’application de la décision-cadre du 13 juin 2002.

Quelles sont les suites envisageables à cette situation ?

Comme cela a été vu, la Cour d’appel de Bruxelles a prévu deux hypothèses qui mettraient fin à son interdiction provisoire. La première serait celle de l’acceptation par la France que Salah Abdelslam exécute sa peine en Belgique. On peut cependant douter qu’elle survienne car il n’apparaît pas que la France soit disposée à accepter que Salah Abdelslam ne réponde pas de ses crimes dans une prison française. La seconde hypothèse porte sur un jugement sur le fond rendu par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles qui se prononcera sur la conformité d’un renvoi de Salah Abdelslam en France aux articles 3 et 8 de la conv. EDH. C’est l’hypothèse la plus vraisemblable. Elle pourrait -selon les juristes belges- prendre plusieurs années.

Il est possible aussi que, dans le cadre de cette procédure, le tribunal de première instance saisisse la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours préjudiciel en interprétation de l’article 24-2° de la décision-cadre. Car il existe une véritable interrogation sur la possibilité que sa mise en œuvre puisse être remise en cause alors que ses dispositions prévoient que l’accord relatif à cette mise en œuvre doit être impérativement respecté. Répétons que la validation de cette remise en cause aurait un effet négatif général sur l’acceptation d’une remise temporaire par les États, dès lors qu’ils n’auraient plus la garantie d’un retour des personnes en ayant fait l’objet.