Par Mathilde Hautereau-Boutonnet – Professeur de droit à Aix-Marseille Université
Par deux jugements rendus en référé le 28 février 2023, le Tribunal judiciaire de Paris a déclaré irrecevables les demandes formées par les associations de protection de l’environnement et de défense des droits de l’homme qui, pour contester les atteintes et risques d’atteintes résultant du projet d’exploration pétrolière et construction d’oléoduc des filiales de TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie, lui reprochaient son manquement au devoir de vigilance. S’il les prive (en première instance !) de l’obtention d’une solution provisoire en urgence et, du même coup, retarde la possibilité d’en savoir davantage sur ce qui est attendu par le juge d’une entreprise en matière de vigilance « raisonnable », ces jugements – qui invitent à la prudence dans l’analyse en raison autant de leur précarité que complexité – suscitent malgré tout la réflexion au sujet d’un grand nombre d’aspects et posent in fine la question de l’adaptabilité du procès aux enjeux climatiques et environnementaux du 21ème siècle.

Quel est le contexte de ces jugements rendus en référé et que décident-t-ils ?

Les deux jugements ont trait au méga projet de développement pétrolier mené notamment par des filiales de TotalEnergies en Ouganda et Tanzanie, dits Eacop et Tilenga. Consistant en la construction du plus grand oléoduc chauffé au monde (1500 km) et du forage de 400 puits qui, pour une grande partie, se situe dans un parc national (Murchison Falls), il fait l’objet d’importantes critiques relayées dans les médias. Expropriation des propriétaires de leurs terres, privation de leur droit d’en jouir et de les cultiver, risques d’atteintes à l’environnement, bilan carbone estimé à 33 millions de tonnes de CO2 par an… : pour toutes ces raisons, six associations (Les Amis de la Terre, Survie et quatre ONG ougandaises) ont assigné TotalEnergies en référé le 29 octobre 2019. Arguant de la méconnaissance du dispositif relatif au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre créé par la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, elles demandaient au juge d’imposer à l’entreprise de respecter ses obligations légales et de suspendre le projet. Prévu à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, ce devoir implique pour les sociétés françaises concernées d’établir et mettre en œuvre un plan de vigilance, ce dernier devant comporter des mesures de vigilance raisonnable d’identification et de prévention des atteintes causées aux droits de l’homme, à la sécurité, à la santé et à l’environnement par leur activité et celle de leurs filiales et certains partenaires commerciaux, y compris situés à l’étranger. Surtout, pour garantir la mise en œuvre de ce devoir, la loi accorde aux personnes bénéficiant d’un intérêt à agir la possibilité de saisir la juridiction compétente dès lors que la société concernée n’a pas satisfait à ses obligations dans les trois mois de la mise en demeure qu’elles leur auront adressée (art. L. 225-102-4-II du Code de commerce). Or, en l’espèce, après un assez long développement consacré au devoir de vigilance (probablement inspiré des auditions de trois amici curiae) et aux pouvoirs du juge des référés, les décisions déclarent les demandes irrecevables.

Quelle est la cause de l’irrecevabilité des demandes ?

Il s’agit du défaut de mise en demeure s’agissant du plan de 2021, celui-là même qui était contesté au jour des débats. Il faut rappeler que le plan de vigilance n’est pas figé : il peut se modifier sous l’impulsion des critiques et tout au long de l’évolution de l’activité de l’entreprise d’autant qu’il doit être, avec le compte rendu de sa mise en œuvre effective, rendu public et inséré dans le Rapport de gestion présenté annuellement à l’Assemblée générale des actionnaires (art. L. 225-102-4-I al. 5). Il est alors fort probable que, postérieurement à l’assignation, et tout au long de l’instance qui peut être appelée à se prolonger même en référé en cas d’incidents de procédure (tel était le cas en l’espèce), le demandeur soit amené à préciser ses griefs et demandes en s’appuyant sur le dernier plan en vigueur. La question est alors de savoir si ce dernier doit faire l’objet d’une nouvelle mise en demeure. En constatant que, parce les demandes et griefs formulés dans la première et unique mise en demeure de 2019 qui avait conduit à l’assignation étaient « différents de manière substantielle » de ceux formulés au jour des débats qui visaient le plan de l’année 2021, les associations auraient dû notifier leurs griefs et demandes à la défenderesse par une nouvelle mise en demeure concernant ce dernier plan préalablement à la saisine du juge des référés, le juge répond positivement à la question.

Que penser de cette irrecevabilité ?

La solution, qui mérite d’être lue en comparaison avec une ordonnance rendue, à l’occasion d’une assignation au fond (au sujet d’un projet de construction d’éoliennes par EDF au Mexique), par le juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris le 30 novembre 2021 (n° RG-20/10246) et ayant également donné lieu à l’irrecevabilité de la demande fondée sur le devoir de vigilance pour défaut de mise en demeure, peut être discutée. Elle interroge sur le plan technique (l’article L. 225-102-4-II du Code de commerce n’exige pas formellement la réitération de la mise en demeure relative au plan initialement critiqué et, puisque l’assignation consiste à contester l’absence de modification souhaitée du plan visé dans la mise en demeure, seule l’identité entre la mise en demeure et l’assignation initiale aurait pu être exigée), voire aussi sur le plan politique s’il fallait en retenir que, après la phase amiable, le demandeur doive de nouveau assigner le défendeur au titre du nouveau plan, ce qui lui rendrait la tâche plus compliquée et poserait la question de l’égalité des armes (mais en demeurant silencieux sur ce point, les jugements laissent davantage penser qu’il est possible, dans le respect des formes, de se contenter d’ajuster les demandes au titre de l’assignation initiale).

Cependant, plus que la solution elle-même, c’est sa justification qui mérite l’attention. Ici, ce qui frappe à la lecture des jugements, c’est l’importance du développement consacré à la raison d’être de la mise en demeure dans le dispositif légal. Pour le juge, en prévoyant qu’il « a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société » (art. L. 225-102-4-I al.4 C. com.), le législateur a « expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’une co-construction et d’un dialogue entre les parties prenantes de l’entreprise et l’entreprise ». De ce fait, la mise en demeure concrétise la « volonté du législateur d’un processus collaboratif », « ne peut avoir pour objet que de permettre à l’entreprise de se mettre en conformité dans le cadre d’un dialogue », « d’instituer une phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable » et « poursuit un objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges ». Or, cette manière de concevoir la mise en demeure ou plutôt son « esprit » mérite selon nous d’être nuancée : s’il est indéniable que le dispositif appelle au dialogue et à l’évitement du litige et donc du procès, il est aussi porteur d’un idéal qui, dans la réalité, peut échouer ! Outre que l’on peut s’interroger sur la signification de l’expression « a vocation à » (et non pas « devoir de »), du flou entourant les parties prenantes que le législateur entend associer à l’élaboration du plan (quid des associations ?) et de la portée à accorder à cette « intention » législative, la mise en demeure est aussi en droit un acte juridique formalisant un retard (mora en latin) et tendant à inciter le débiteur à remplir des obligations (plus que de lui « permettre » !) par la menace de sanction en cas de non-respect. Comme le rappellent les processualistes, elle constate l’inexécution en offrant une chance d’y remédier avant de passer aux poursuites. Or, en relayant la mise en demeure à l’unique statut de support d’un dialogue illimité dans le temps, l’on se demande si les jugements, face à la complexité du sujet (que reflète l’utilisation appuyée de l’expression « buts monumentaux » issue des travaux de Marie-Anne Frison-Roche, ici amicus curiae,), ne cherchent pas au final à exclure les litiges du champ du procès (d’autant qu’il avait été proposé aux parties une médiation que les demandeurs ont refusée !), mettant alors fin à l’intérêt même d’un dispositif légal porteur d’équilibre (entre sécurité juridique et justice, Soft et Hard Law et négociation extrajudiciaire et résolution judiciaire) et prenant appui sur un instrument primordial  : l’action en cessation de l’illicite et donc le contrôle par le juge !

Est-ce à dire que, concernant le devoir de vigilance, la porte du juge soit fermée ?

Nullement ! Mais dans ce cas, et c’est le second enseignement des deux décisions, les litiges relatifs au devoir de vigilance sont enclins à relever en grande majorité du juge du fond et non du juge des référés. Comme l’affirme le juge des référés en l’espèce, s’il lui est possible de prendre acte de l’absence de plan ou de son incomplétude manifeste au regard des rubriques exigées, ce n’est pas le cas s’agissant du caractère « raisonnable » des mesures. C’est pour cette raison que, après avoir relevé (de manière surabondante) que le défendeur a bien établi un plan de vigilance et indiqué de manière détaillée les différentes rubriques exigées par le dispositif, que les pièces versées au dossier sont d’une grande complexité et qu’il « n’existe aucune réglementation précisant les contours du standard d’une entreprise normalement diligente », le juge affirme que la demande doit faire « l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés ». Sur ce point, la solution n’est aucunement surprenante. Si le dispositif sur le devoir de vigilance prévoit que le président du Tribunal peut statuer en référé et donc ne pas juger au principal, encore faut-il que les conditions prévues aux articles 834 (la preuve de l’urgence et de l’absence de contestation sérieuse relative aux mesures prescrites par le juge) ou 835 (la preuve du dommage imminent ou de la violation manifestation illicite en cas de contestation sérieuse) du Code de procédure civile soient remplies. Or, s’agissant du manquement au devoir de vigilance, autant l’absence de contestation sérieuse à son égard que l’imminence du dommage en résultant ou son illicéité manifeste ne se caractérisent avec, comme le rappelle le juge, « l’évidence requise en référé ».

Reste que là encore la solution est loin d’être anodine car l’on sait bien que le juge du fond n’est pas, quant à lui, le juge de l’urgence, en particulier environnementale et climatique, celle-là même qui est à l’origine de l’action des demandeurs ! N’est-ce pas alors, sans aucunement sous-estimer les différents prismes sous lesquels elles méritent d’être lues (conception retenue du devoir de vigilance, statut et rôle de l’amicus curiae, nature transnationale du litige, nécessité ou non de préciser le dispositif légal, détermination de la vigilance « raisonnable », appréciation du caractère substantiel des modifications des griefs et demandes, autres fondements susceptibles d’être mobilisés…), l’intérêt principal de ces décisions que de reposer la question suivante : face au rôle réduit du juge des référés et tardif du juge du fond, ne faut-il pas créer une action préventive véritablement adaptée aux enjeux environnementaux ?

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