Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin,
et Jean-Éric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Dernière modification : 28 avril 2021

C’est au mois de mai prochain que le Conseil d’État devrait se prononcer, à titre consultatif, sur un projet d’ordonnance prise en application de l’article 59 de la loi n° 2019-828 de « transformation de la fonction publique » du 6 août 2019. À s’en tenir aux propos présidentiels du 8 avril dernier, ce texte actera (au moins indirectement) la suppression de l’ENA, ainsi que d’autres aspects de la réforme de la formation et du recrutement des fonctionnaires (tronc commun entre une douzaine d’écoles, accès différé aux grands corps, « fonctionnalisation » du corps préfectoral et des corps d’inspection et de contrôle, etc.). Nul besoin d’être grand clerc pour prévoir que cette ordonnance sera contestée juridiquement autant que politiquement.

Le projet d’ordonnance (à ce jour non diffusé) peut-il supprimer l’ENA ?

L’article 59 de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 – validée, pour toutes ses dispositions déférées, par le Conseil constitutionnel (CC)  le 1er août 2019[1] – est très large. Il permet une restructuration profonde du recrutement et de la formation des fonctionnaires de catégorie A (et pas seulement des fonctionnaires aujourd’hui recrutés par la voie de l’ENA) dès lors que cette restructuration sert les finalités indiquées à cet article : « diversifier leurs profils, harmoniser leur formation initiale, créer un tronc commun d’enseignements et développer leur formation continue afin d’accroître leur culture commune de l’action publique, aménager leur parcours de carrière en adaptant les modes de sélection et en favorisant les mobilités au sein de la fonction publique et vers le secteur privé ».

La suppression de la « marque ENA » et même celle de l’institution elle-même ne sont donc nullement exclues par l’article d’habilitation. Les travaux préparatoires de la loi y font d’ailleurs référence. Ces suppressions pourraient résulter sinon de l’ordonnance elle-même, du moins d’un décret pris en application de l’ordonnance et tirant les conséquences nécessaires de celle-ci.

Sur quel terrain le projet d’ordonnance pourrait-il être contesté ?

En dehors d’éventuels vices de forme ou de procédure (défaut de consultation, etc.), le terrain juridiquement le plus névralgique pour contester l’ordonnance – s’il y a lieu s’entend, car elle n’apportera peut-être pas de nouvelles entorses à ce principe – pourrait être celui du respect du principe énoncé à l’art 6 de la Déclaration de 1789 : « (…) Tous les Citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents » .

Est de rang constitutionnel le principe selon lequel l’égale admissibilité aux emplois publics implique que la désignation de leurs titulaires ne repose sur aucune distinction autre que celle de leurs capacités. Ce principe d’égalité, auquel la décision du Conseil constitutionnel du 8 septembre 2017 a ajouté une possible dérogation pour lutter contre les conflits d’intérêts, « ne s’oppose pas à ce que les règles de recrutement destinées à permettre l’appréciation des aptitudes et des qualités des candidats à l’entrée dans une école de formation ou dans un corps de fonctionnaires soient différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à prendre en considération que de celle des besoins du service public (CC troisième voie d’accès à l’ENA n° 82-135 DC du 14 janvier 1983).

L’appréciation de ces capacités et mérites doit également tenir compte de la spécificité des fonctions auxquelles il est pourvu. Il en est particulièrement ainsi lorsque ces fonctions sont de nature juridictionnelle, car se pose alors en outre la question de l’indépendance des juridictions. À la suite d’un amendement sénatorial, ces exigences sont rappelées par l’article 59 de la loi du 6 août 2019 lui-même : « En garantissant le principe d’égal accès aux emplois publics, fondé notamment sur les capacités et le mérite, et dans le respect des spécificités des fonctions juridictionnelles ».

La sélection doit donc s’opérer exclusivement sur les aptitudes que présente un candidat en vue de l’exercice d’une fonction publique déterminée. La diversification des profils ne saurait justifier par exemple des quotas sociaux ou par origines (CC, 14 janvier 1983). L’égale admissibilité aux emplois publics s’oppose à toute discrimination positive. Est inconstitutionnelle l’idée, un moment caressée en haut lieu, de places réservées par avance aux boursiers dans la fonction publique.

Il en va de même pour les concours spéciaux : le fait qu’ils ciblent certains profils n’est pas étranger en lui-même aux exigences de l’article 6 de la Déclaration, mais le ciblage doit toujours être justifié par la contribution des intéressés à la qualité des services attendus d’eux. Il faut par ailleurs que ces troisième et quatrième concours ne recrutent pas de façon trop étroite (ce serait une forme institutionnelle de favoritisme) et offrent un nombre de places proportionné à l’effectif et au potentiel des viviers de compétences en cause.

C’est en amont de la sélection des candidats aux emplois publics qu’il faut combattre l’inégalité des chances, notamment par des dispositifs comme les bourses, le mentorat et les classes préparatoires et, bien sûr, par une vigoureuse réforme de l’enseignement initial, car celui-ci ne joue plus correctement son rôle d’ascenseur social. Comme l’écrit Jean-Paul Brighelli dans Causeur, « ce n’est pas en restaurant le penthouse du dernier étage que vous réglez une panne d’ascenseur dans l’immeuble ».

Que la fonction publique « représente mieux » la société peut être une conséquence heureuse et souhaitable de la démocratisation des formations, mais ce ne peut être un objectif en soi, surtout si pareil objectif devait fausser (et, a fortiori, évincer) la recherche des meilleurs profils du point de vue de l’intérêt général. On demande aux professionnels de santé de bien soigner et non d’être le miroir sociologique de la nation. Pourquoi n’en serait-il pas de même des agents publics ?

L’ordonnance engagera-t-elle l’État – dans la voie des discriminations positives – au-delà du « concours externe spécial » prévu par l’ordonnance n° 2021-238 du 3 mars 2021 (également prise en application de l’article 59 de la loi du 6 août 2019) et son décret d’application de la même date ? Ce « concours externe spécial » donnera accès à certaines écoles de fonctionnaires, dont la  liste sera fixée par décret. Pour s’inscrire, il faudra avoir suivi une préparation ouverte à des personnes remplissant des critères sociaux et satisfaire à ces critères. Certes, ce dispositif est expérimental (jusqu’au 31 décembre 2024). Certes, l’accès à la préparation se fera « à l’issue d’une procédure de sélection ». Certes, le nombre des places offertes au titre du concours externe spécial, pour chaque école, ne devra pas excéder 15 % de celles offertes au titre du concours externe ordinaire. La procédure n’en est pas moins problématique au regard des exigences méritocratiques de l’article 6 de la Déclaration, puisqu’elle fait d’un critère social une condition de recevabilité de la candidature, jusqu’ici liée aux seuls cursus. Aller plus loin serait méconnaître la Constitution et sacrifier la qualité de la fonction publique à sa composition sociologique.

Comment pourrait se nouer concrètement la contestation juridique du projet d’ordonnance ?

L’ordonnance devra être prise avant l’expiration du délai d’habilitation, soit avant le 7 juin. Le délai de 18 mois mentionné par l’article 59 de la loi du 6 août 2019 a été en effet prorogé de quatre mois par une disposition de la législation sur l’état d’urgence sanitaire ayant prolongé les délais d’habilitation pour les ordonnances non encore intervenues (article 14 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19). Le dernier conseil des ministres utile est celui du mercredi 2 juin 2021, ce qui suppose que l’assemblée générale du Conseil d’État (CE) se soit prononcée avant la fin mai. Le CE va être prochainement saisi au titre de ses missions consultatives. Il devra statuer après les autres organismes consultés et au vu de leurs avis.

Rappelons que les ordonnances et leurs décrets d’application entrent en vigueur sans intervention du Parlement. Il suffit que celui-ci ait voté le texte d’habilitation (ce qu’il a fait en l’espèce en adoptant l’article 59 de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique). Le Parlement est certes appelé à ratifier les ordonnances (v. article 38 de la Constitution), mais ce n’est pas une condition de leur applicabilité. Une ordonnance non ratifiée n’est pas pour autant caduque. La ratification peut d’ailleurs ne jamais intervenir dès lors que le projet de loi de ratification a été déposé en temps utile (c’est-a-dire dans le délai fixé par la loi d’habilitation). Le dépôt du projet de loi de ratification est une simple formalité pour le gouvernement…

Comme toujours lorsqu’il examine un projet d’ordonnance en formation consultative, le CE pourra disjoindre ou amodier telle ou telle disposition pour des raisons de droit ou de bonne administration. Celles-ci ne manqueraient pas en l’espèce pour s’opposer à l’usine à gaz qui semble envisagée tant pour le contenu de la formation dans treize écoles, avec son tronc commun, que pour le déroulement des carrières à l’issue de la scolarité et pour le remplacement des corps d’inspection et de contrôle par des emplois fonctionnels. Tout cela afin de faire la démonstration (symbolique) que l’on met fin au corporatisme des corps et à l’administration en silo.

Le CE peut également disjoindre les dispositions d’un projet d’ordonnance qui outrepassent le champ de l’habilitation.

Il peut aussi écarter celles qui empiètent sur le domaine réglementaire. Même si l’ENA a été créée par une ordonnance du 9 octobre 1945, ultérieurement modifiée par voie législative , la  frontière entre loi et règlement est délicate à tracer car la matière est en grande partie réglementaire (organisation de la scolarité, composition des jurys, stages centres de formation, etc.). Beaucoup devra être renvoyé au décret, ce qui conduit à un calendrier étalé dans le temps pour ce qui est du remplacement de l’ENA par une nouvelle entité, si bien que le décrochage de l’enseigne « ENA » du porche strasbourgeois ne se fera pas aussitôt. Seraient ici législatives les règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires, les règles constitutives d’ordres de juridiction ou la définition de catégories d’établissements publics…

En tout état de cause, l’empiétement d’un texte de forme législative sur le domaine réglementaire peut entraîner son déclassement ultérieur (second alinéa de l’article 37 de la Constitution), mais n’affecte ni sa constitutionnalité, ni sa force juridique.

Sur le fond, le Conseil d’État devra observer un premier point de vigilance : le respect de l’indépendance juridictionnelle par les nouvelles modalités de recrutement et de titularisation dans les corps ayant des fonctions juridictionnelles.

Un deuxième point de vigilance devra porter sur les mesures transitoires qui seront adoptées pour ménager les intérêts et espérances légitimes des candidats en cours de préparation et des élèves en cours de scolarité. Le principe de sécurité juridique, déduit par le Conseil constitutionnel de l’article 16 de la Déclaration de 1789 et mis en œuvre par le juge administratif dans le cadre de la jurisprudence KPMG (CE, 24 mars 2006), s’oppose en effet aux changements réglementaires mettant trop brusquement en cause une situation légalement acquise.

Un troisième point de vigilance pourrait porter sur la transformation en « emplois fonctionnels » des emplois des organes d’inspection et de contrôle, du moins si l’Exécutif persistait à mettre en œuvre cette idée bien légèrement évoquée dans le sillage du rapport Thiriez. Les organes d’inspection et de contrôle ne peuvent exercer leurs missions (« demander des comptes aux  agents publics » comme disaient les hommes de 1789) sans avoir le professionnalisme, la compétence, l’autorité et l’indépendance requis. Il faut donc qu’ils capitalisent une expérience et qu’une carrière puisse s’y dérouler, à l’abri de l’arbitraire, du favoritisme et de la politisation, sous la seule supervision d’une hiérarchie propre à chaque organisme. Les emplois de contractuels ne peuvent donc y prédominer (étant ajouté que cette prédominance nuirait à l’attractivité des fonctions à l’égard des personnes provenant du secteur public et plus encore de celles provenant du secteur privé). Tout cela appelle, comme aujourd’hui, un corps de fonctionnaires. Et tout cela garantit le respect de l’exigence constitutionnelle énoncée à l’art 15 de la Déclaration de 1789 (« La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration »). La fonctionnalisation des emplois d’inspection et de contrôle priverait cette exigence constitutionnelle de garantie légale. Elle se heurterait également à nos engagements européens et internationaux en matière de lutte contre la corruption. Au regard de ceux-ci, en effet, fait problème la présence, au sein d’un organisme d’inspection ou de contrôle, de contractuels, car le recrutement d’un contractuel est regardé comme une source possible de corruption davantage que celui d’un titulaire. En tout état de cause, le statut des membres actuels des corps d’inspection et de contrôle mis en extinction devra être préservé par application du principe de confiance légitime.

Soulignons enfin que la question du contentieux des ordonnances entre l’expiration du délai d’habilitation et leur ratification a été bouleversée par une jurisprudence récente (et fort prétorienne) du CC (28 mai 2020, n° 2020-843 QPC ; 3 juill. 2020, n° 2020-851 QPC)[2] : une fois expiré le délai d’habilitation (ici le 7 juin), les griefs tirés de la contrariété d’une ordonnance (prise dans ce délai) avec les droits et libertés garantis par la Constitution relèvent non du CE par la voie du recours pour excès de pouvoir ou de l’exception d’illégalité, mais du CC par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Peu importe que l’ordonnance ne soit pas encore ratifiée. Seuls peuvent être invoqués devant le CE, avant la ratification de l’ordonnance, les moyens tirés de son « illégalité externe » (forme et procédure), ou de ce qu’elle outrepasse l’habilitation, ou de ce qu’elle est contraire à la Constitution pour des raisons autres que l’atteinte aux droits et libertés constitutionnellement garantis. S’ils invoquent une atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, les recours contre les ordonnances prises en application de l’article 59 de la loi du 6 août 2019 devront donc être assortis d’un mémoire spécial soulevant une QPC…

[1] L’article 59 de la loi de transformation de la fonction publique n’était pas au nombre des dispositions déférées. Le Conseil n’en pas non plus soulevé d’office la constitutionnalité.

[2] Voir l’article collectif paru dans La semaine juridique 9 novembre 2020 , n° 46 , 1267 et pour des points de vue différents RDpubl. N° 5, 2020.

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