Par Jean-Christophe Barbato – Professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Chaire Jean Monnet – Laboratoire IREDIES
Ce 19 avril, la ministre de la Culture Mme Rima Abdul Malak, a présenté un projet de loi « relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliation dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées en 1933 et 1945 ». Ce texte constitue une avancée majeure pour faciliter le retour des œuvres spoliées appartenant actuellement au domaine public.

Dans quel cadre ce projet de loi s’inscrit-il et quelle est sa finalité ?

Sans qu’il soit possible de les dénombrer précisément, il est certain que des œuvres issues des persécutions antisémites figurent parmi les collections publiques. Établir la provenance des œuvres peut être difficile, d’une part parce qu’elles sont fréquemment passées par de nombreux propriétaires et, d’autre part, parce que ces transferts de propriété n’ont pas systématiquement fait l’objet de contrats écrits ou que les documents ont pu disparaitre. La tâche devient encore plus ardue dans des situations historiques troublées ou lointaines comme c’est le cas pour les biens spoliés.

La loi du 21 avril 2022 avait permis la restitution de quinze de ces œuvres dont un tableau de Gustav Klimt intitulé « Rosiers sous les arbres » et conservé par le musée d’Orsay. Ce texte qui visait des œuvres précises constituait un premier pas méritant d’être salué. Toutefois, lié à un cas d’espèce précis, il n’apportait pas de réponse systématique à la multiplication à venir des demandes de retour. C’est pourquoi, dans la foulée de son adoption, de nombreuses réflexions avait été engagées, tant au niveau du secteur public que dans la société civile afin de proposer une loi-cadre. Le projet de loi du 19 avril 2023 est le fruit de ces réflexions, notamment celles conduites au sein du ministère de la Culture. Il innove de manière forte en proposant un mécanisme de restitution qui pourra être employé sans qu’il soit nécessaire d’adopter pour chaque restitution une loi spécifique ou même d’attendre une demande.

Quel est le mécanisme de restitution proposé par le projet de loi du 19 avril 2023 ?

Le cœur du projet de loi du 9 avril 2023 réside dans la mise en place d’une procédure administrative de restitution par les autorités publiques pour les biens culturels relevant du domaine public lorsque leurs propriétaires d’origine ont été spoliés dans le cadre des persécutions antisémites. Autrement dit, il ne sera plus nécessaire de passer à chaque fois par une loi spécifique ou une procédure judiciaire fondée sur l’ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 (JORF 22 avril 1945). Le projet de loi a donc vocation à accélérer et à faciliter les restitutions et on voit mal ce qui pourrait s’opposer à ce que la loi une fois votée atteigne cet objectif.

Le texte modifie l’intitulé du chapitre 5 du titre 1er du livre 1er qui sera consacré désormais à la « sortie des collections publiques d’un bien culturel ». Ce faisant le projet du 19 avril opère une distinction entre déclassement et sortie formalisée par la mise en place d’une section pour chacun de ces éléments. Les restitutions ne sont donc pas considérées comme des déclassements, opération qui reste liée à la disparition de l’intérêt public, mais comme des sorties du domaine public. Cette distinction terminologique dont les enjeux mériteraient d’être étudiés plus en détail permet notamment de ne pas ajouter de nouveau motif de déclassement.

Le projet introduit un nouvel article au sein du code du patrimoine : l’article L. 115-2 qui prévoit que par dérogation au principe d’inaliénabilité une personne publique prononce la sortie de ses collections d’un bien culturel ayant fait l’objet d’une spoliation. Un autre nouvel article, L. 451-10-1, étend le dispositif aux biens relevant des collections des musées de France appartenant aux personnes morales de droit privé à but non lucratif acquis par dons et legs ou avec le concours de l’État ou d’une collectivité territoriale.

Avec ce nouveau dispositif et contrairement à l’ordonnance de 1945, les autorités publiques concernées peuvent prendre directement l’initiative de la restitution qui n’est donc plus conditionnée à une demande préalable. Une telle possibilité était déjà ouverte par le recours à des lois d’espèce mais la lourdeur du mécanisme rendait difficile sa mise en œuvre systématique. Avec le projet de loi, les personnes propriétaires pourront donc engager une politique de restitution beaucoup plus active.

La sortie ne peut être prononcée qu’après avis d’une commission administrative placée auprès du Premier ministre compétente en matière de réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des persécutions antisémites. Cet avis porte sur l’existence d’une spoliation et ses circonstances. La Commission visée n’est autre que la Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations (Ci-après « CIVS »)[1]. Pour remplir cette nouvelle mission, les compétences de la CIVS devront être élargies par décret en Conseil d’État.

L’atteinte portée au principe d’inaliénabilité n’apparaît pas problématique car elle reste limitée. Elle touche une période précise et est liée à des circonstances qui le sont également. En outre, comme a pu l’indiquer le Conseil constitutionnel, la restitution des biens spoliés s’impose au nom d’un intérêt général supérieur et ce motif impérieux conduit à repousser tout examen d’atteinte disproportionnée à la propriété publique.

Le dispositif mis en place présente l’avantage de la rapidité et certainement de l’efficacité, à la fois parce qu’il n’est plus nécessaire de passer par la loi et que la sortie des biens peut être prononcée par l’autorité administrative dont relève le bien. Cette décentralisation au sens générique du terme, conduira certainement à traiter un plus grand nombre de demandes. Il faut également se féliciter du recours à la CIVS dont l’expertise est reconnue. De plus, en permettant une politique active de la part des Musées, le nouveau dispositif permettra très probablement aussi de cette manière d’accroitre les restitutions. Enfin, le choix de reprendre une procédure qui ressemble fortement à la procédure de déclassement coule le nouveau dispositif dans un moule déjà connu avec les avantages que suppose la limitation de l’inconnu juridique.

Le projet de loi ne se contente cependant pas de mettre en place la procédure qui vient d’être décrite et qui constitue en soi un acquis d’importance, il apporte également plusieurs autres innovations bienvenues.

Quels sont les autres apports du projet de loi du 19 avril 2023 ?

Le projet de Loi étend notablement le champ d’application matériel des restitutions par rapport à l’ordonnance de 1945.

Sur le plan temporel tout d’abord. Le texte de 1945 ne s’applique qu’aux spoliations intervenues entre le 16 juin 1940 et le moment du rétablissement de la légalité républicaine. Le projet de loi étend la temporalité du 30 janvier 1933 au 8 mai 1945 ce qui permet de prendre en compte des situations dans lesquelles même si le régime nazi n’avait pas le contrôle de certains territoires, la situation politique pouvait aboutir à des actes de spoliations, notamment des ventes sous la contrainte.

Le champ d’application géographique se voit également étendu. L’ordonnance de 1945 ne visait que les exactions commises sur le sol français. Le projet de loi propose d’appliquer la procédure de sortie des biens des collections publiques aux spoliations intervenues « dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français“ ». La pratique de la CIVS et des restitutions permettra de préciser la signification des termes contrôlés et influencés. Cette extension doit être considérée comme particulièrement bienvenue. Il était en effet problématique de ne pouvoir restituer des biens sur le fondement de l’ordonnance de 1945 et donc de maintenir dans les collections publiques des biens spoliés au motif qu’ils l’avaient été hors de France.

Un autre apport notable consiste à offrir la possibilité de réparation alternative à la restitution. L’article L. 115-2 tel qu’il est proposé prévoit en effet que « d’un commun accord la personne publique et le propriétaire ou ses ayants droits peuvent convenir de modalités de réparation de la spoliation autres que la restitution du bien ». La possibilité de réparation alternative y compris pécuniaire ou symbolique ouvre des déclinaisons intéressantes au devoir de mémoire, par exemple en maintenant l’œuvre dans une collection publique et en l’accompagnant d’un cartel expliquant le contexte de la spoliation et la volonté du propriétaire ou des ayants droits. Cette possibilité de réparation alternative est aussi une manière de faire valoir la voix et la volonté des propriétaires ou des ayants droits. Si la restitution constitue la réparation privilégiée, d’autres possibilités sont ouvertes.

Enfin et c’est un dernier apport plus technique mais qui s’avère nécessaire du moins si l’on suit la formule de Talleyrand selon laquelle cela va sans dire mais cela va encore mieux en le disant. Le projet de texte précise que le certificat d’exportation nécessaire pour pouvoir sortir du territoire français un bien qualifié de trésor national (et, aux termes de l’article L111-1 du code du patrimoine, c’est le cas de tous ceux appartenant aux collections publiques et aux collections des Musées de France) est délivré de plein droit. Cette précision participe à la réappropriation pleine et entière des biens par celles et ceux qui n’auraient pas dû les perdre.

Le choix par le gouvernement de la procédure accélérée, ce qui autorise l’adoption du projet de loi après une seule lecture au sein de chaque Assemblée ainsi que le consensus parlementaire autour de la question des spoliations permettent d’espérer que le texte entrera rapidement en vigueur. Il s’appliquera alors non seulement aux demandes formulées à partir de cette entrée en vigueur mais également, conformément à l’article 3 du projet, à celles en cours d’examen à la date de sa publication.

En somme, le projet de loi du 19 avril 2023 propose un dispositif efficace qui permet une politique active en matière de restitution et qui prend mieux en compte les persécutions subies par les populations de confession juive non seulement en France mais également dans le reste de l’Europe. Il contribue également à renforcer l’éthique muséale et manifeste l’importance accordée aux devoirs de mémoire et de réparation.

Le projet porté par la ministre de la Culture n’est certainement que le premier d’une série de lois cadres visant à répondre aux problématiques générales soulevées par la provenance des œuvres présentes au sein des collections publiques et notamment des œuvres issues de la période coloniale. De nombreux travaux sont d’ailleurs déjà engagés en sens, que ce soit à l’initiative des pouvoirs publics, de la société civile (l’Institut Art et Droit a par exemple mis en place un groupe de travail dédié) ou encore au sein de l’Université. Si les faits historiques diffèrent totalement, le projet de loi du 19 avril 2023 pourra certainement inspirer d’autres textes.

[1] La CIVS, instituée par le décret un décret n°99-778 du 10 septembre 1999 modifié par un décret n°2000-932 du 25 septembre 2000 est chargée d’examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l’Occupation, tant par l’occupant que par les autorités de Vichy. La Commission, qui n’est pas une juridiction, élabore et propose des mesures de réparation ou d’indemnisation. Elle peut émettre toutes recommandations utiles, notamment en matière d’indemnisation.

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