Par Serge Slama- Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes, CRJ – Fellow à l’Institut convergences migrations (ICM) – Co-directeur du Master droit des libertés
Le 1er février 2023, le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » a été déposé au Sénat après sa présentation en Conseil des Ministres. Après avoir présenté dans un premier article, le contexte dans lequel s’inscrit cette loi ainsi que les principales mesures qu’elle envisage, Serge Slama revient sur deux modifications majeures qu’elle envisage. La création d’une carte de séjour permettant de travailler dans les « métiers en tension », d’une part, et une modification radicale de la procédure de demande d’asile, d’autre part.

En quoi consiste la carte de séjour temporaire « travail des métiers en tensions (« TMET ») ?

La création de ce titre « TMET » correspond à un réel besoin de main d’œuvre dans certains métiers ou certaines zones géographiques, sur des emplois (probablement des centaines de milliers) qui sont souvent de facto occupés par des sans-papiers. Le système d’accès au marché de l’emploi sans opposabilité de l’emploi pour des listes de métiers date de la loi « Hortefeux » de 2007. Toutefois, les possibilités de régularisation, dont les critères sont fixés par la circulaire « Valls » de 2012 (environ 10 000 régularisations par le travail par an), dépendent actuellement d’un employeur particulier, qui doit faire une promesse d’embauche en remplissant le formulaire CERFA (Centre d’Enregistrement et de Révision des Formulaires Administratifs) et et payer une redevance à l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration). L’avantage de la nouvelle carte serait donc qu’elle serait délivrée « de plein droit », à l’initiative de l’étranger, en situation régulière ou irrégulière, sous certaines conditions, quelques soient l’employeur et le lieu d’emploi. Il serait admis à travailler dans un secteur en tension s’il remplit certaines conditions, à savoir « exercer ou avoir exercé pendant au moins huit mois, consécutifs ou non, au cours des vingt-quatre derniers mois, une activité professionnelle salariée dans un métier ou une zone géographique en tension, et d’autre part, avoir résidé de manière ininterrompue en France pendant au moins trois ans ».

Toutefois, ce dispositif envisagé serait expérimental (jusqu’au 31 décembre 2026) et, à notre sens il aurait été préférable d’élargir le dispositif légal déjà existant plutôt que de créer une nouvelle carte de séjour spécifique, enfermant l’étranger dans un statut précaire (l’accès la carte pluriannuelle n’est possible qu’en cas de CDI), dont on ne sait pas très bien à quels droits elle va ouvrir… En ce sens, dans son avis, le Conseil d’État regrette que le projet « ajoute toutefois une nouvelle catégorie de titres dans un cadre juridique déjà complexe ».

Par ailleurs, le projet de loi entend, sur suggestion du Conseil d’État, conditionner la création d’une entreprise individuelle à la détention d’un titre de séjour autorisant l’exercice de cette activité professionnelle et non pas seulement à la régularité du séjour. On sait qu’un très grand nombre de sans-papiers ou de demandeurs d’asile, travaillent dans ce secteur de la livraison sous statut d’auto-entrepreneur (Ainsi Uber Eat a procédé à la désactivation de 2 500 comptes et envisage la suspension de 5 000 à 7 000 nouveaux comptes à l’issue de sa campagne de vérification des profils des livreurs…) et n’ont pas accès à la régularisation par le travail.

Il serait aussi créé une sanction administrative en cas d’infraction à l’interdiction d’employer un étranger non autorisé à travailler en France.

Quelles modifications de la procédure d’asile envisage ce projet de loi ?

S’agissant du droit d’asile, outre le droit au travail pour certaines nationalités (v. le billet précédent), le texte constitue une rupture fondamentale – et même historique – avec le cadre républicain de l’asile depuis la Libération.

D’une part, il serait créé des « pôles territoriaux France asile » (PTFA) qui regrouperaient, au sein d’un guichet unique (et d’une même machine à café), les services d’accueil des demandeurs d’asile des préfectures, de l’OFII (conditions matérielles d’accueil) et donc, désormais, de l’OFPRA, chargé d’enregistrer les demandes d’asile et, dans certains endroits, de faire des entretiens (comme c’est déjà le cas dans certains départements d’outre-mer). Un tel dispositif est susceptible d’accélérer l’enregistrement des demandes d’asiles (gain potentiel d’environ 1 mois) mais n’est pas sans risque dès lors que des agents de l’OFPRA vont travailler au quotidien au sein des préfectures.

Mais c’est surtout la réforme de la CNDA qui constitue une régression sans précédent. En effet le texte prévoit que la formation de principe de la Cour ne serait plus une formation collégiale avec deux assesseurs (du HCR et du Conseil d’État) mais la formation à juge unique (un magistrat). Ce n’est que si le président de la CNDA ou le président de la formation de jugement estime qu’une « question justifie » l’inscription ou le renvoi de l’affaire en formation collégiale que celle-ci sera réunie.

Si le juge unique a été généralisé par les réformes précédentes, particulièrement pour les procédures accélérées ; depuis la fondation de la Commission de recours des réfugiés (CRR), dans les années 1950, la formation a toujours été collégiale avec un représentant du HCR. Les auteurs du projet de loi, qui foulent au pied la tradition républicaine en matière d’asile, devraient lire d’urgence Le chemin des morts de François Sureau…

En outre, le texte prévoit la territorialisation des chambres de la CNDA, qui pourraient siéger au niveau des CAA, et la possibilité de les spécialiser par nationalité.

Enfin, le projet prévoit d’irrégulariser les demandeurs d’asile déboutés par l’OFPRA. En effet, alors que le projet vise à simplifier le contentieux des étrangers en passant d’une douzaine à quatre procédures (à savoir l’OQTF avec délai de départ volontaire (un mois délai de recours / six mois délai de jugement) ; l’OQTF sans délai de départ volontaire (72h / six semaines) ; l’OQTF avec assignation à résidence (7 jours / 15 jours) et l’OQTF avec placement en rétention [48h / 96h]) ; il ajoute d’autres délais pour les déboutés du droit d’asile avec un délai de 7 jours pour saisir le juge administratif de l’OQTF et un délai de jugement de 15 jours. L’étranger pourra demander au tribunal administratif de suspendre l’exécution de la décisions d’éloignement jusqu’à l’expiration du délai de recours devant la CNDA ou, si celle-ci est saisie, jusqu’à la date de lecture de la décision.  Le refus d’asile ne vaut donc pas automatiquement OQTF mais les OQTF vont pleuvoir sur les 100 000 déboutés du droit d’asile, qu’ils saisissent ou non la CNDA. (Actuellement environ 35 000 des 125 000 OQTF concernent des déboutés du droit d’asile (article L.611-1 4°). La CNDA a enregistré 68 243 nouveaux recours.).

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]