Par Fabrice Melleray, Professeur des universités à l’Ecole de droit de Sciences Po, Expert du Club des juristes

La convocation du garde des Sceaux devant la Cour de justice de la République ayant entraîné sa mise en examen pose de redoutables questions de droit constitutionnel (sur les implications du principe de la séparation des pouvoirs comme sur la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur » imposant à un ministre mis en examen de démissionner), de droit pénal (sur la notion de prise illégale d’intérêts) mais aussi de droit administratif.

Cette convocation renouvelle un débat que l’on pourrait croire réglé depuis octobre 2020 et l’adoption d’un décret habilitant le Premier ministre à exercer certaines attributions du garde des Sceaux dès lors que ce dernier pourrait se trouver en situation de conflits d’intérêts (Marie-Elisabeth Baudouin, Ministres et conflits d’intérêts : mieux vaut prévenir que guérir…).

On peut en effet se demander si ce texte, censé apporter une solution aux éventuels conflits d’intérêts du garde des Sceaux, offre une solution juridiquement incontestable lorsqu’il est envisagé, comme en l’espèce, de sanctionner des magistrats du parquet.

Quelles sont les précautions prises par le Gouvernement pour éviter les conflits d’intérêts du garde des Sceaux ?

Si M. Dupond-Moretti a été nommé garde des Sceaux par le décret du 6 juillet 2020 relatif à la composition du gouvernement, il a fallu attendre le décret n°2020-1293 du 23 octobre 2020 pris en application de l’article 2-1 du décret n°59-178 du 22 janvier 1959 relatif aux attributions des ministres pour que la question de ses éventuels conflits d’intérêts soit traitée.

Certains ont pu s’étonner que ce décret intervienne plus de trois mois après la nomination de l’intéressé et constitue une forme de reconnaissance de l’existence de conflits d’intérêts évoqués dès la nomination de l’intéressé. La consultation du registre de prévention des conflits d’intérêts disponible sur le site du gouvernement permet toutefois de constater que ce délai n’a rien d’exceptionnel. Et, en toute hypothèse, ce texte semble bien apporter, au moins pour la période postérieure à son entrée en vigueur, une solution aux interrogations relatives à la situation du garde des Sceaux.

Ce décret (modifié par le décret 2020-1608 du 17 décembre 2020) concrétise le principe fixé par l’article 2-1 du décret n°59-178, dans sa rédaction issue du décret n°2014-34 du 16 janvier 2014, suivant lequel le Premier ministre exerce à la place du ministre qui estime se trouver en situation de conflit d’intérêts certaines attributions dont la liste est déterminée par décret.

C’est ainsi que l’article 1er du décret du 23 octobre 2020 prévoit que le garde des Sceaux ne connaît notamment pas « des actes de toute nature relevant » de ses attributions « relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué ».

La porte semble ainsi ouverte à des sanctions infligées par le Premier ministre à des magistrats du parquet, si les investigations actuellement en cours permettent de conclure à l’existence de manquements à leurs obligations déontologiques.

Le décret du 23 octobre 2020 peut-il valablement habiliter le Premier ministre à sanctionner des magistrats du parquet ?

Tout dépend ici de la lecture que l’on opère de l’article 48 de l’ordonnance n°58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. On sait en effet que le pouvoir disciplinaire n’est pas exercé par les mêmes autorités à l’égard des magistrats du siège et de leurs homologues magistrats du parquet. Alors que les premiers relèvent du Conseil supérieur de la magistrature statuant en formation disciplinaire, qui est une juridiction administrative spécialisée et est donc soumise au contrôle de cassation du Conseil d’Etat (CE, Ass., 12 juillet 1969, sieur L’Etang, n°72480, Lebon, p.388), le pouvoir disciplinaire est exercé à l’égard des seconds par le garde des Sceaux après avis simple du Conseil supérieur de la magistrature (art. 65 de la Constitution).

On se souvient que les suites disciplinaires de l’affaire dite des « disparues de l’Yonne » ont donné l’occasion au Conseil d’Etat d’affirmer que le garde des Sceaux devait pleinement assumer sa compétence et ne pouvait renoncer à exercer son pouvoir d’appréciation en faisant savoir qu’il se conformerait à l’avis du Conseil supérieur de la magistrature (CE, Sect., 20 juin 2003, Stilinovic, n°248242, Lebon, p.258, concl. Francis Lamy).

La question ici posée est assurément différente, et nettement plus incertaine : doit-on considérer, dans le silence de l’ordonnance portant loi organique du 22 décembre 1958 sur ce point, que les attributions du garde des Sceaux prévues par cette ordonnance peuvent être confiées au Premier ministre en cas de conflit d’intérêts ?

La réponse ne serait pas douteuse, et serait positive, si était en cause une attribution prévue par un texte réglementaire ou même par une loi ordinaire. L’article 2-1 du décret n°59-178 précité a en effet été créé par le décret n°2014-34 du 16 janvier 2014 relatif à la prévention des conflits d’intérêts dans l’exercice des fonctions ministérielles, décret qui concrétise la loi n°2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique dont l’article 2 prohibe les conflits d’intérêts définis comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction » et renvoie à un décret en Conseil d’Etat pour la fixation des conditions dans lesquelles cette prohibition s’applique aux membres du Gouvernement. Et l’article 2 de la loi du 11 octobre 2013 a été jugé conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (déc. n°2013-676 DC du 9 octobre 2013).

Il est par contre nettement moins évident d’affirmer qu’un décret, même fondé sur une loi ordinaire, peut remettre en cause une attribution de compétence que la loi organique confie expressément au seul garde des Sceaux, et ce d’autant plus que le Premier ministre n’est pas le supérieur hiérarchique des ministres.

Quelles sont les conséquences d’une possible illégalité du décret du 23 octobre 2020 ?

Elles sont assurément radicales, ce qui pourrait d’ailleurs inciter le Conseil d’Etat (compétent en premier et dernier ressort contre les sanctions infligées aux magistrats du parquet) à considérer que le dispositif réglementaire de prévention des conflits d’intérêts trouve à s’appliquer afin de ne pas empêcher l’infliction de toute sanction.

En effet, dans le cas contraire, on se trouverait dans une impasse tant que l’ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature n’aura pas été réformée pour prévoir la résolution des possibles conflits d’intérêts du garde des Sceaux.

Cette impasse est la suivante. Soit le Premier ministre exerce le pouvoir de sanction, mais cette sanction pourrait alors être annulée pour incompétence de son auteur. Soit le garde des Sceaux exerce la compétence qu’il est le seul à détenir si l’on s’en tient à la lettre de la loi organique, mais il violerait alors le principe législatif de prohibition des conflits d’intérêts…

Voir aussi à propos de la mise en examen de Éric Dupond-Moretti :

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