Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

« Dépenser sans loi, c’est voter l’impôt ». Faisant lointainement écho à ce constat d’Eugène Pierre, Didier Migaud estimait, lors des travaux préparatoires de la loi organique relative aux lois des finances (LOLF), que « le décret d’avance constitue l’atteinte la plus importante au pouvoir financier du Parlement ». Avant la LOLF, les chambres ne pouvaient « que se référer au Journal officiel pour mettre en regard le montant total des crédits ouverts par décret d’avance et le montant total des annulations effectuées par l’arrêté associé, puis en déduire, par soustraction, le montant des recettes supplémentaires constatées par d’autres ». Voilà pourquoi la LOLF a encadré cette pratique allant à l’encontre de l’autorisation et du contrôle parlementaires en matière budgétaire.

Sur le fondement des articles 13 et 14 de la LOLF, le Gouvernement est, depuis 2001, habilité à ouvrir des crédits supplémentaires par décret d’avance, sans avoir préalablement recueilli l’autorisation du Parlement, si l’urgence l’exige. Ces décrets sont pris sur avis du Conseil d’État, et après avis des Commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il ne saurait être question d’affecter l’équilibre budgétaire défini par la dernière loi de finances. À cette fin, les décrets d’avance procèdent à l’annulation de crédits ou constatent des recettes supplémentaires. Par ailleurs, le procédé est plafonné. Le montant cumulé des crédits ainsi ouverts ne saurait excéder 1 % des crédits ouverts par la loi de finances initiale. Enfin, un décret d’avance fait nécessairement l’objet d’une demande de ratification par les chambres dans le plus prochain projet de loi de finances afférent à l’exercice concerné[1].

Très récemment, les commissions des finances ont examiné un projet de décret d’avance s’inscrivant dans le contexte de crise sanitaire et économique.

En quoi consiste le présent décret d’avance ?

Le présent décret d’avance intervient après l’engagement gouvernemental pris en 2018 de ne plus recourir à cet instrument peu respectueux de l’autorisation parlementaire. Par ce biais, il s’agit d’ouvrir 6,7 milliards d’euros de crédits au titre du fonds de solidarité pour les entreprises à la suite de la crise sanitaire et 500 millions au titre de la prise en charge de l’activité partielle, soit 7,2 milliards. En contrepartie, le décret tend à annuler 7,2 milliards pour le programme 358 « renforcement exceptionnel des participations financières de l’État dans le cadre de la crise sanitaire », doté, en 2020, dans le cadre de l’adoption des lois de finances rectificative, de 20 milliards. Par la suite, un report de crédits avait été effectué sur l’année 2021, dont il est proposé d’annuler 7,2 milliards afin de recréditer à la fois le fonds de solidarité et le programme destiné à la prise en charge de l’activité partielle. Seule la mission « plan d’urgence face à la crise sanitaire » est concernée, ce qui serait constitutif de sa « relative simplicité » selon la formule du rapporteur général de la commission des finances du Sénat.

Les règles entourant le volume de crédits ouverts et fermés paraissent, de prime abord, respectées. Cependant, ce projet de décret d’avance est d’un « montant historiquement élevé » : en effet, l’exécutif a d’ores et déjà ouvert beaucoup plus de crédits par décret d’avance que ses prédécesseurs et cette « saturation » (Charles de Courson, LT) implique de devoir se priver de la possibilité de prendre un nouveau décret d’avance au cours de l’année, et cela même si un besoin urgent apparaissait. La marge restante, en valeur absolue, est de 35 millions d’euros.

Pourquoi avoir répudié la technique du décret d’avance en 2018 ?

La vocation des décrets d’avance consiste à permettre à l’État de faire face à l’urgence ainsi qu’aux dépenses imprévues qu’elle implique. Mais cette condition d’urgence est diversement appréciée : ainsi, le Conseil d’État considère que « l’urgence est une condition objective qui doit être regardée comme remplie dès lors que, à la date de publication du décret [d’avance], les crédits disponibles ne permettent pas de faire face à des dépenses indispensables »[2]. Servant objectivement les intérêts des organes exécutifs, une telle interprétation est susceptible d’ouvrir la voie à des « dévoiements »[3].

Quant à elle, la Cour des comptes développe classiquement une conception moins abstraite et plus sociologique de l’urgence, ce qui la conduit quelquefois à critiquer des insincérités dans ses rapports : en 2017, elle avait déploré « le caractère historiquement élevé des montants en jeu » et estimé que l’urgence n’était pas établie concernant le décret d’avance du mois de juillet. Il s’agissait, en réalité, d’« une remise à niveau immédiate de certaines des dotations budgétaires marquées par des sous-budgétisations ». D’après la Cour, l’absence d’urgence aurait dû conduire l’exécutif à faire adopter un projet de loi de finances rectificative.

Désireux de « sincériser » le budget selon la formule maniée à cette époque par M. Darmanin, le Gouvernement a préféré délaisser la voie du décret d’avance pour celle du projet de loi de finances rectificative à partir de novembre 2018. Il s’agissait là d’une véritable « révolution », puisque tel n’avait plus été le cas depuis 1985. De la sorte, l’autorisation parlementaire en matière budgétaire aurait été mieux respectée en 2018 que durant les trois dernières décennies. L’usage récemment introduit par le Gouvernement d’Édouard Philippe était extrêmement novateur, mais il importe de s’interroger sur la portée concrète de ce changement, au sens où cette année-là les chambres avaient dû examiner le projet de loi de finances rectificative sous une telle pression que le droit d’amendement parlementaire avait été rendu difficilement utilisable. Les oppositions coalisées avaient même quitté la réunion de la commission des finances de l’Assemblée nationale en vue de protester contre ces pratiques[4]. Par la suite, davantage de temps avait été laissé aux assemblées.

Le Parlement est-il malmené ?

Depuis 2016, et sans y être formellement obligé, le Gouvernement s’astreint à venir présenter ses projets de décret d’avance aux commissions des finances de chaque chambre[5]. Logiquement, le Gouvernement suit également les avis formulés par les commissions des finances depuis la fin de la précédente législature. Issues de la pratique et dépourvues de fondement juridique textuel, ces règles s’apparentent à des conventions de la Constitution, au sens où elles paraissent dégager une forme de « normativité politique » à l’encontre des acteurs du système de gouvernement.

Il importe également d’observer que les parlementaires s’efforcent, depuis 2006, d’« amender » les projets d’avis établis par le rapporteur général sur ces projets de décret d’avance. Cette tendance dénote « une implication croissante »[6] et tout à fait louable des parlementaires, qui se saisissent des outils placés à leur disposition. Dans un tel cas de figure, la révision de l’avis n’obéit à « aucun formalisme préétabli, elle est une création purement empirique »[7]. Alors que les propositions de modification étaient initialement mineures, elles ont gagné en importance en fonction des enjeux budgétaires et politiques.

En revanche, ni les députés ni les sénateurs n’ont déposé d’« amendement » cette année, alors même que des réserves ont été expressément formulées durant les discussions, y compris de la part de Laurent Saint-Martin (LREM). Ainsi a-t-il été question dans les deux assemblées d’une préférence pour un projet de loi de finances rectificative. Plus spécifiquement, l’urgence de ce décret a prêté le flanc à la critique, Charles de Courson la considérant comme « relative ». Ce dernier a aussi critiqué les modalités de calcul « à rebours, au regard du plafond de 1 % », ainsi que l’impossibilité pour les parlementaires d’accéder au détail de l’utilisation des crédits. M. Husson (LR) s’est ouvertement interrogé sur ce « contournement de l’autorisation parlementaire ».

Ce self-restraint parlementaire qui rompt avec les tout derniers précédents de 2016 et 2017 s’explique certes par le constat d’un besoin de flexibilité et la volonté politique de ne pas entraver le soutien à la relance, mais il est possible d’y voir une marque du « parlementarisme négatif » [8]pratiqué depuis 1958, qui se caractérise par une forme de « passivité » des chambres face aux organes exécutifs. Ayant intériorisé la capitis diminutio des assemblées, les parlementaires n’emploient pas nécessairement les facultés dont ils disposent.

Par-delà ces considérations, peut-être ce décret d’avance sera-t-il le prélude à une réforme de la LOLF en vue d’encadrer ce mécanisme, dont on se souvient qu’il s’agissait d’une initiative originellement parlementaire. Une proposition de loi organique a, d’ailleurs, été déposée à l’Assemblée nationale par MM. Woerth et Saint-Martin.

 

[1] Outre ce cas de figure, il est loisible à l’exécutif, en cas d’urgence et de nécessité impérieuse d’intérêt national, d’ouvrir des crédits supplémentaires, après information des Commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat, par décret d’avance pris en Conseil des ministres sur avis du Conseil d’État. Un projet de loi de finances portant ratification de ces crédits est alors déposé immédiatement ou à l’ouverture de la plus prochaine session du Parlement.

[2] CÉ, 16 décembre 2016, M. de Courson et autre, req. n° 4009101 ; CÉ, juge des référés, 26 août 2016, M. de Courson et autre, req. n° 401472 ; Christophe Pierucci, « Les parlementaires face aux décrets d’avance devant le juge administratif », Revue française de finances publiques, n° 140, 2017, p. 249.

[3] Gilles Champagne, « La pratique des décrets d’avances sous la Ve République », Revue du droit public, 1983, p. 1013 et s.

[4] Voir notre texte : « Un retour en grâce des décrets d’avance ? », Gestion et finances publiques, n° 2, 2019, p. 15-19.

[5] Sur ce point, voir : Clément Lechaire et Geoffroy De Vitry, « Pratique et limites des décrets d’avance sous l’empire de la loi organique relative aux lois de finances », Revue française de finances publiques, n° 145, 2019, p. 23 et s.

[6] Ibid., p. 26.

[7] Ibid.

[8] Armel Le Divellec, « Vers la fin du “parlementarisme négatif” à la française ? », Jus politicum, n° 6, 2011.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]