Par François Dubuisson, Professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles (ULB)

Le 5 février dernier, la Chambre préliminaire de la Cour pénale internationale (CPI) a rendu un jugement très attendu, statuant sur la compétence de la Cour en vue d’ouvrir une enquête dans la « situation de Palestine », portant sur la possible commission de crimes internationaux par des responsables militaires ou civils israéliens et par des membres de groupes palestiniens. Dans quel contexte procédural cette décision est-elle intervenue, sur quels points juridiques la Chambre s’est-elle prononcée, quelles seront les suites probables du jugement ? C’est à ces trois questions que nous allons répondre dans les lignes qui suivent.

Dans quel contexte procédural la Chambre préliminaire a-t-elle rendu le jugement du 5 février 2021 ?

En janvier 2015[1], la Palestine a adhéré au Statut de Rome, adhésion accompagnée d’une déclaration reconnaissant la compétence de la CPI pour les crimes présumés commis « sur le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, à partir du 13 juin 2014 »[2]. Dans la foulée, le Bureau du Procureur ouvrait un « examen préliminaire » sur la « situation de Palestine »[3], consistant à vérifier la réunion des conditions de compétence de la Cour et à établir si des crimes relevant du Statut (crimes de guerre, contre l’humanité ou de génocide) avaient pu être commis. En décembre 2019, le Bureau du Procureur annonce avoir clôturé l’examen préliminaire et être prêt à ouvrir une enquête[4]. Il considère que la Palestine a valablement adhéré au Statut de la CPI et que la Cour a compétence pour juger des crimes commis sur son territoire, comprenant Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Toutefois, le Procureur demande, comme le lui permet le Statut, qu’une Chambre préliminaire se prononce sur l’étendue de la juridiction territoriale de la Cour, compte tenu des doutes qui peuvent persister à ce sujet. C’est donc pour confirmer la compétence de la CPI et déterminer l’étendue du territoire sur laquelle est susceptible de porter une enquête que la Chambre a été sollicitée.

Quels sont les points juridiques tranchés par le jugement ?

Trois questions principales étaient soumises à la Chambre, afin de déterminer la portée de la juridiction territoriale de la CPI. La Chambre a tout d’abord établi que la Palestine devait être considérée comme un « Etat partie au Statut de Rome », suite à la reconnaissance de son statut d’ « Etat non membre observateur des Nations Unies » en 2012, par l’adoption de la résolution 67/19 de l’Assemblée générale de l’ONU. En tant qu’Etat ayant adhéré au Statut de Rome, la Palestine peut donc déclencher la compétence de la CPI, en particulier sa juridiction territoriale, et peut également soumettre un « renvoi » au Bureau du Procureur, ce qu’elle a fait en 2018[5]. Le second point crucial consistait à déterminer l’étendue précise des territoires sur lesquels la Cour peut exercer sa juridiction pénale. Selon le Statut de Rome, la Cour peut exercer sa compétence pour les crimes commis sur le territoire d’un Etat partie au Statut. En l’espèce, la question était de savoir quelle était précisément l’étendue du territoire de la Palestine, compte tenu de l’occupation israélienne et de l’annexion de Jérusalem-Est. Devant la Chambre, des contestations avaient été soulevées à cet égard, pointant le fait qu’il ne devait pas revenir à la CPI de fixer les frontières de l’Etat palestinien, qui demeuraient contestées par Israël, et que trop d’incertitudes persistaient à cet égard. La Chambre s’est montrée prudente en indiquant qu’elle ne devait que déterminer le cadre de la juridiction territoriale pénale dans le contexte du Statut de Rome, mais pas fixer de manière absolue les frontières séparant la Palestine et Israël : « À ce titre, il convient de souligner que la présente décision est strictement limitée à la question de compétence énoncée dans la requête du Procureur et n’implique aucune détermination sur les litiges frontaliers entre la Palestine et Israël. » Pour établir que le territoire de la Palestine sur lequel la Cour a juridiction comprend l’ensemble des territoires palestiniens occupés, la Chambre s’est fondée principalement sur le droit à l’autodétermination du peuple palestinien, tel qu’énoncé dans de très nombreuses résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU. En particulier, la Chambre s’est référée à la résolution 67/19 accordant à la Palestine le statut d’Etat non membre observateur, qui « réaffirme le droit du peuple palestinien à l’autodétermination et à l’indépendance dans un État de Palestine situé sur le territoire palestinien occupé depuis 1967 ». Enfin, la Chambre a considéré que les Accords d’Oslo, qui soustraient les ressortissants israéliens de la compétence pénale de l’Autorité palestinienne, n’avaient aucun effet sur la détermination de la compétence territoriale de la Cour et pouvaient, tout au plus, affecter la mise en œuvre des obligations de coopération entre la Palestine et la CPI.

Quelles sont les suites attendues de la procédure menée par la CPI dans la situation de Palestine ?

Le Bureau du Procureur peut désormais formellement ouvrir une enquête visant à établir des responsabilités pénales individuelles pour des crimes relevant du Statut (en particulier, crimes de guerre, crimes contre l’humanité). Jusqu’à présent il a identifié quatre grandes catégories de crimes de guerre qu’il entend investiguer[6] : les crimes commis par le Hamas et d’autres groupes palestiniens dans le contexte de la guerre de Gaza de 2014 (« Bordure Protectrice »), consistant principalement en des tirs de missiles vers des populations civiles israéliennes ; les crimes commis dans le même contexte par l’armée israélienne, consistant principalement dans la prise pour cible et le meurtre de civils palestiniens et la destruction de bâtiments civils ; les crimes commis par l’armée israélienne dans le cadre de la « marche pour Gaza » de 2018, au cours de laquelle des soldats avaient ouvert le feu et tué environ 200 civils palestiniens et blessé de nombreux autres ; enfin les crimes commis dans le cadre de la politique de colonisation du territoire palestinien, en particulier l’installation de population civile juive israélienne. La procédure d’enquête doit déboucher sur l’établissement de responsabilités individuelles au regard de faits criminels suffisamment établis, en vue de la tenue de procès, une fois les charges confirmées. En pratique, la récolte des preuves risque de se heurter à de nombreux obstacles,  en particulier à l’égard de responsables israéliens, étant donné que l’Etat d’Israël, non partie au Statut de Rome, n’est soumis à aucun devoir de coopération.

 

[1] « L’État de Palestine ratifie le Statut de Rome », 7 janvier 2015, ICC-ASP-20150107-PR1082.

[2] “La Palestine déclare son acceptation de la compétence de la CPI à partir du 13 juin 2014”, 5 janvier 2015, ICC-CPI-20150105-PR1080.

[3] « Le Procureur de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda, ouvre un examen préliminaire de la situation en Palestine », 16 janvier 2015, ICC-OTP-20150116-PR1083.

[4] « Déclaration du Procureur de la CPI, Fatou Bensouda, à propos de la clôture de l’examen préliminaire de la situation en Palestine, et de sa requête auprès des juges de la Cour afin qu’ils se prononcent sur la compétence territoriale de la Cour », 20 décembre 2019.

[5] « Déclaration de Mme Fatou Bensouda, Procureur de la CPI, au sujet du renvoi adressé par la Palestine », 22 mai 2018.

[6] Bureau du Procureur, Requête de l’accusation en vertu de l’article 19(3) pour une décision sur la compétence territoriale de la Cour en Palestine, ICC-01/18-12, 22 janvier 2020.