Par Sophie Dion, Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Directrice du Master 2 de droit du sport, Arbitre au Tribunal Arbitral du Sport, Avocat chez Fidal

29 mai 2018 : record battu. Pour la première fois de son histoire, le championnat professionnel de football français dépasse le milliard d’euros. En effet, le montant total des droits de sa retransmission à la télévision atteint 1,153 milliard d’euros par saison pour la période 2020-2024. Les lots de diffusion des matchs de football de Ligue 1 et de Ligue 2 ont été attribués à la société Mediapro à hauteur de 80 % et à beIN Sports à hauteur de 20%. Mais le 5 octobre 2020, coup de théâtre, la société Mediapro ne peut payer l’échéance annuelle de 830 millions d’euros. Et le 22 décembre 2020, le Tribunal de Commerce de Nanterre entérine l’accord de retrait de Mediapro.
Le jeudi 14 janvier 2021, la Ligue de football professionnel (ci-après « la LFP ») lance un nouvel appel d’offres portant exclusivement sur les lots laissés vacants par Mediapro.
De son côté, le groupe Canal+ conteste la position de la LFP en considérant que ce nouvel appel d’offres doit porter sur la totalité des lots, y compris sur le lot n°3. Celui-ci correspond à 20 % des droits exploités par le groupe Canal+ avec la société beIn Sports via un accord de sous-licence. À ce jour, pour faire valoir sa position, le groupe Canal+ a intenté deux recours. Le premier devant le Tribunal de commerce de Paris, et une audience devrait avoir lieu le 19 février. Le second devant l’Autorité de la concurrence pour non remise en jeu du lot n°3 et pour abus de position dominante.
Le temps presse, la diffusion des matchs n’étant assurée par Téléfoot que jusqu’aux premiers jours du mois de février. La LFP a mis en place une procédure accélérée et c’est le 1er février 2021 que les offres des candidats diffuseurs ont été remises et examinées par un Comité de pilotage de la LFP. Ce dernier soumettra ses recommandations au conseil d’administration de la LFP.

Quel est le régime juridique de la commercialisation des droits de télévision ?

Les règles sont fixées par l’article L 333-2 et R 333-3 du Code du sport. Elles obéissent aux positions de la Commission européenne et de l’Autorité de la concurrence. De manière générale, ce régime juridique est un compromis entre la liberté du titulaire des droits de télévision pour leur mise en vente et la nécessité de respecter une compétition loyale et équitable entre les diffuseurs potentiels. Pour autant, il faut remarquer que tous les appels d’offres de la LFP pour l’attribution des droits de télévision ont été contestés devant le juge. La procédure actuelle pourrait ne pas échapper à la règle.
L’article R 333-3 du Code du sport, après avoir indiqué que la commercialisation par la LFP des droits audiovisuels est réalisée selon une procédure d’appel à candidatures ou d’appel d’offres, précise dans les 4 alinéas qui suivent les modalités de cet appel d’offres. Notamment dans trois des alinéas, il est bien précisé que l’appel d’offres doit procéder par division de lots. L’alinéa 3 de l’article R 333-3 précise que chaque lot doit être attribué au candidat dont la proposition est jugée la meilleure au regard des critères préalablement définis dans l’appel à candidatures. La LFP a l’obligation de se déterminer lot par lot. Le diffuseur doit donc impérativement proposer une offre distincte pour chaque lot. L’alinéa 4 énonce enfin que la LFP doit rejeter les propositions d’appel d’offres globales ou couplées.

Comme une partie de Poker menteur ?

Dans l’appel d’offres en cours, parmi l’ensemble des arguments qui peuvent être invoqués, deux thèses s’affrontent. Soit on considère que la procédure d’appel d’offres doit être intégralement remise à plat pour la totalité des lots, ce qui est la position du groupe Canal+. Soit on considère que la procédure d’appel d’offres peut être partielle et ne porter que sur les lots laissés vacants par Mediapro. C’est la position de la LFP en lançant le 14 janvier un nouvel appel d’offres portant exclusivement sur ces lots.
La LFP devait procéder à un nouvel appel d’offres pour les lots délaissés par Mediapro. En revanche, elle ne pouvait pas négocier de gré à gré avec Canal+ ou tout autre diffuseur car les autres acheteurs potentiels auraient alors été privés de leur droit à une procédure ouverte et non discriminatoire, en violation de l’article R 333-3 du Code du sport. Au regard du régime juridique de l’appel d’offres, chaque lot est divisible et autonome et mène sa propre vie. Il n’y a pas d’ensemble indivisible. La divisibilité et l’autonomie de chaque lot empêche que la restitution de certains lots ait des conséquences sur les autres.
Mais Canal+ pourrait invoquer dans les contentieux à venir la théorie de l’imprévision pour obtenir une renégociation globale de l’appel d’offres selon le droit commun des contrats. En effet, le nouvel article 1195 du Code civil dispose : « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant ». L’imprévision suppose donc un changement de circonstances, imprévisible au moment de la formation du contrat, qui rend l’exécution du contrat excessivement onéreuse. Au cas particulier, il pourrait être admis que, du fait de la pandémie et des événements qui s’en sont suivis, le prix payé par Canal+ et par beIN Sports en 2018 était excessif. Cela pourrait, par conséquent, justifier une remise à plat de la totalité de l’appel d’offres de 2018. Sauf que Canal+ n’est pas le diffuseur d’origine puisque le lot a été attribué à beIN Sports. Le groupe Canal+ est donc un sous licencié d’exploitation des droits de télévision. Deux questions se posent alors : la théorie de l’imprévision s’applique t-elle à un tiers au contrat de licence principale ? Le contrat entre la LFP et beIN Sports évoque-t-il cette question de la révision pour imprévision, puisque les parties pourraient écarter cette circonstance dans leur accord ?

Vers un accord de gré à gré entre les parties ?

Le 1er février 2021, DAZN, Amazon, Discovery (Eurosport) et Jean-Michel Roussier ont candidaté à l’appel d’offres de la LFP alors que, de leur côté, Canal+, beIN Sports et RMC Sport se sont abstenus. L’appel d’offres de la LFP a été déclaré infructueux, le prix de réserve n’ayant été atteint pour aucun des lots. Cependant, le règlement de la LFP pour cet appel d’offres l’autorisait à attribuer les lots en deçà du prix de réserve. Il faut croire que les prix proposés par les candidats étaient très inférieurs au prix de réserve de chacun des lots. En mettant en place le 14 janvier 2021 une nouvelle procédure d’appel d’offres, la LFP a respecté les prescriptions du Code du sport. Cela autorise désormais les discussions de gré à gré entre les parties pour l’attribution des lots des droits télé du championnat de football professionnel. Une telle situation s’est déjà présentée lors des nombreux contentieux passés pour l’attribution de droits télé. L’Autorité de la concurrence, saisie pour avis par le Tribunal de commerce, a en effet précisé, dans un avis du 25 octobre 2013, que « La décision de déclarer l’appel à candidatures infructueux pouvait être suivie d’une phase de négociations de gré à gré entre la LFP et les candidats, ou avec des acteurs ne s’étant pas manifestés auparavant ».
Le feuilleton n’est donc pas fini : nouvel épisode dans 48 heures.