Par Anne-Sophie Choné-Grimaldi, professeur agrégé des facultés de droit – Université Paris Nanterre

Les dispositions de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période sont-elles applicables à l’Autorité de la concurrence ?

Ainsi que cela a été prévu par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 autorisant le gouvernement à prendre, par ordonnance, toutes les mesures permettant de « faire face aux conséquences notamment de nature administrative ou juridictionnelle », l’ordonnance n° 2020-306 proroge un certain nombre de délais applicables en matière procédurale. Une circulaire datée du 26 mars 2020, émanant du ministère de la Justice, explique la nouvelle méthode de computation des délais. L’Autorité de la concurrence française est pleinement concernée par ces mesures.

Dès le 17 mars 2020 et sans attendre l’ordonnance du 25 mars 2020, l’Autorité avait fait paraître un communiqué portant adaptation des procédures de contrôle des concentrations en raison du Coronavirus Covid-19 qui invitait les entreprises à différer leurs projets de concentration, imposait le recours à la communication dématérialisée pour les notifications et prévenait les usagers de l’allongement probable des délais s’agissant des autorisations de concentration.

Le 27 mars 2020, prenant acte de la publication de l’ordonnance du 25 mars 2020, l’Autorité a fait paraître un autre communiqué qui porte adaptation des délais et procédure de l’Autorité de la concurrence pendant la période d’urgence sanitaire.

Pour l’essentiel, le communiqué fournit deux types de précision.

Premièrement, l’Autorité indique qu’elle dématérialise la procédure en imposant le recours à la voie électronique (envois de mails) pour les demandes de clémence, les saisines, les observations à une notification des griefs mémoires en réponse à un rapport ou encore les demandes relatives au secret des affaires. À ce stade, on ne comprend pas pourquoi le procédé de la lettre recommandée électronique n’a pas été privilégiée.

Deuxièmement, l’Autorité précise comment les dispositions de l’ordonnance du 25 mars 2020 s’appliqueront à ses procédures.

  • S’agissant des décisions sur les projets de concentration, l’Autorité indique que l’ensemble des délais prévus aux articles L. 430-5 (les vingt-cinq jours de la phase I) et L. 430-7 du code de commerce (les soixante-jours jours de la phase II) sont suspendus à compter du 17 mars 2020, en application de l’article 7 de l’ordonnance du 25 mars 2020 ;
  • l’Autorité indique également que le délai de deux mois dont disposent les entreprises pour répondre à la notification des griefs ou pour transmettre leur mémoire en réponse au rapport qui leur est adressé, en application de l’article L. 463-2 du code de commerce, est « suspendu » à compter du 17 mars 2020. S’agissant d’une suspension, il faut comprendre, semble-t-il, que le même délai continuera à courir, là où il s’était arrêté, à compter de la publication du décret qui lèvera les restrictions de déplacement.

La solution prévue par le communiqué de l’Autorité est donc nettement moins généreuse que celle prévue par l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020, ce qui interroge. En effet, selon l’ordonnance du 25 mars 2020, les délais ne sont pas simplement suspendus ; ils sont prorogés d’une nouvelle période pouvant aller jusqu’à deux mois après la fin de la période dite « période juridique protégée », sachant que cette période a commencé à courir le 12 mars 2020 et s’achèvera un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Manifestement, pour l’Autorité de la concurrence, les actes de l’article L. 463-2 du code de commerce (réponse à la notification des griefs ou au rapport) ne relèvent pas du champ d’application de l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020, ce qui peut être sérieusement discuté.

  • le délai de recours contre une décision rendue par l’Autorité durant cette période ne commencera à courir que du jour où la décision sera notifiée dans des conditions normales, c’est-à-dire une fois levées les restrictions de déplacement ;
  • les délais de prescription prévus par l’article L. 462-7 du code de commerce sont prorogés, conformément à ce qui est prévu dans l’ordonnance du 25 mars 2020 ;
  • les délais d’exécution des engagements et injonctions sont eux-mêmes prorogés pour tenir compte de la période de suspension durant la « période juridique protégée ».

Des mesures similaires existent-elles devant la Commission européenne ?

La DG COMP (direction générale à la concurrence) n’a pas (encore ?) prévu de telles mécanismes de suspension, d’interruption ou de prorogation de délai.

S’agissant des concentrations, elle se contente d’indiquer, sur son site, que :

  • les entreprises sont priées de différer leur projet de concentration ;
  • les notifications de projet de concentration doivent se faire par la voie électronique.

À défaut de précision contraire, il semble donc que les délais des phases I ou II continuent à s’imposer à la Commission européenne.

En antitrust, rien n’est prévu, de sorte que les délais de procédure restent encore contraignants.

En revanche, s’agissant des aides d’État, la Commission européenne a déclaré compatibles avec le marché intérieur différents dispositifs de soutien mis en place par plusieurs États membres. Pour ce faire, elle a appliqué les nouvelles règles prévues dans sa communication du 19 mars 2020 portant encadrement temporaire des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie dans le contexte actuel de la flambée de COVID-19.

Les mesures de suspension s’appliquent-elles aussi au fond du droit ? Peut-on estimer qu’actuellement, les exigences du droit de la concurrence sont mises entre parenthèses ?

La réponse à ces questions est clairement négative, comme en atteste la lecture d’un message rédigé par le Réseau européen de concurrence (qui réunit la Commission européenne et les différentes autorités nationales de concurrence).

Dans ce message, il est rappelé que le droit de la concurrence garantit les conditions d’une concurrence libre et non faussée, un objectif qui persiste en temps de crise.

S’agissant des concentrations, les entreprises sont invitées à différer leurs projets. Si, d’aventure, des accords de rapprochements sont tout de même conclus, ils doivent être notifiés, par voie électronique, dans les mêmes délais que ceux qui s’appliquent usuellement, c’est-à-dire avant toute réalisation de l’opération de concentration (art. L. 430-3 du code de commerce).

S’agissant du droit des pratiques anticoncurrentielles, les règles restent pleinement applicables. Le Réseau européen de concurrence invite les entreprises à se saisir de la possibilité dont elles disposent de fixer des prix de revente maximum, en particulier pour certains produits cruciaux (masques, gel hydroalcoolique). Comme le rappelle le communiqué, la fixation de prix concertés ou abusifs peut être sanctionnée par les canaux habituels (entente, abus de position dominante), en particulier si cela touche ces mêmes produits cruciaux. Si les entreprises estiment que certaines pratiques sont nécessaires et justifiées en ces temps de crise (coopération entre concurrents pour assurer l’approvisionnement de produits essentiels par exemple), il leur incombera de démontrer que les conditions prévues pour l’octroi d’exemptions ou de justifications sont remplies.

 

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