Par Franck Petit, Professeur à Aix-Marseille Université, co-directeur du Master II Droit des relations du travail et protection sociale

Alors que la charge de travail continue à diminuer chez les personnels des secteurs sanitaire et médico-social, le Gouvernement recherche plusieurs voies pour récompenser ceux qui ont été exposés en première ligne au Covid19.

La première mesure envisagée a été le versement d’une prime modulable selon le degré d’exposition des intéressés. Une autre solution est actuellement recherchée dans l’augmentation des revenus mensuels des personnels soignants. Mais les débats qui s’organisent en ce sens au sein du « Ségur de la santé » ne seront pas achevés avant plusieurs semaines. Pour l’heure, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi permettant aux salariés et aux agents publics de « donner » des congés sous forme de chèques-vacances aux personnels mobilisés pour soigner les malades.
Adoptée en première lecture, cette mesure permettrait aux Français d’exprimer leur solidarité à l’égard de ceux qui ont joué le rôle de pare-feu pendant la crise sanitaire. L’opposition n’a pas manqué de contester la légitimité de cette mesure en raison soit de son insuffisance, soit d’une erreur sur le débiteur : cette solution, parfois qualifiée de « mesurette », ne serait pas suffisamment importante ; surtout, il n’appartiendrait pas aux citoyens de se substituer aux employeurs ou à l’État dans l’effort attendu.
Ces deux objections peuvent être discutées.

Sur l’insuffisance de la mesure

La mesure votée par l’Assemblée nationale ne permettra pas de se substituer à des avantages monétaires. C’est pourquoi d’autres solutions doivent être recherchées pour permettre le relèvement des revenus des soignants. Mais cela ne peut vouloir dire qu’il faut nécessairement négliger cette forme de « gratification », qui vient s’ajouter aux efforts de rémunération espérés.

Avec ce don de jours de congés, il s’agit de financer une prestation bénéficiant aux « soignants ». Il existe sur ce point un précédent : déjà, tout salarié peut, sous conditions, renoncer anonymement et sans contrepartie à tout ou partie de ses jours de repos non pris au profit d’un collègue dont un enfant est gravement malade (article L. 1225-65-1 du code du travail, issu de la loi n° 2014-459 du 9 mai 2014, dite loi « Mathys »). Ce don de jours peut également être réalisé au profit d’un collègue proche aidant (article L. 3142-25-1 du code du travail, issu de la loi n° 2018-84 du 13 février 2018). Dans ces deux hypothèses, il permet au salarié qui en bénéficie d’être rémunéré pendant son absence. Les pouvoirs publics ne pouvaient se désintéresser de cet effort, puisqu’il permet de financer l’absence d’un salarié qui s’adonne à une activité d’accompagnement dont la charge aurait pu revenir à la collectivité. Il ne fait pas de doute qu’il contribue à la réalisation du droit à l’accès aux soins, constitutionnellement reconnu.

Avec le financement de « chèques-vacances », la finalité est différente, sans être accessoire, ni même anodine. Il sera question de favoriser le départ en vacances de personnels longtemps mobilisés par des activités de soins. Il en va donc de la réalisation d’une aspiration digne d’intérêt, déjà intégrée dans la logique des « congés-payés » consacrés par les accords Matignon de 1936. Une Agence nationale pour les chèques-vacances (ANCV) a été créée en 1982, sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), pour démocratiser le départ en vacances. Financés à la fois par le salarié et l’employeur, ces chèques-vacances permettent de régler dans plus de 200 000 points d’accueil des dépenses liées aux loisirs et aux vacances, c’est-à-dire des frais relatifs à l’hébergement ou à la restauration, aux transports et aux activités culturelles et sportives. Ils se présentent sous la forme d’un carnet de titres nominatifs en coupures de 10, 20, 25 ou 50 euros, ou bien de chèques dématérialisés en coupures de 60 euros utilisables sur internet ; leur succès n’a jamais été démenti : près de 4 millions de personnes – soit environ 11 millions en comptant leurs familles – ont pu en bénéficier en 2019.

Depuis lors, le droit social a même fait émerger un droit fondamental, le droit au repos, que la Cour de cassation n’a pas hésité à consacrer dans un arrêt du 3 novembre 2011 (10-14.702). Le don de « congés » aux personnels des secteurs sanitaire et médico-social, même sous la forme de « chèques vacances », vient renforcer la réalisation de ce droit au repos.
Enfin, à travers cette gratification, la collectivité et ses citoyens participent à la relance du secteur du tourisme, qui a trop souffert de la crise sanitaire. La recherche de cet effet donne à la mesure injustement critiquée une plus grande légitimité.

Sur l’origine de la générosité

Une autre objection se trouve dans la détermination du débiteur de cette mesure : il appartiendrait non pas aux citoyens, mais à l’État de remercier les personnels concernés. Le dispositif des chèques-vacances s’apparente à un système d’aide à la personne pour les travailleurs connaissant les revenus les plus modestes. Cet élan de solidarité nationale devrait donc être pris en charge par la collectivité, non pas reposer sur les épaules d’individus volontaires. C’est ce qui peut ressortir de l’art. L. 115-2 du code de l’action sociale et des familles, selon lequel « L’insertion sociale et professionnelle des personnes en difficultés concourt à la réalisation de l’impératif national de lutte contre la pauvreté et les exclusions ». En conséquence, il appartiendrait à l’autorité administrative et aux organismes sociaux de prendre les dispositions nécessaires à la fois pour financer ces mesures d’aide, informer chacun de l’étendue de ses droits et l’aider à accomplir les démarches administratives ou sociales nécessaires à leur mise en œuvre. Dit autrement, cela signifie qu’il reviendrait à la société toute entière de venir au secours des moins favorisés, en finançant son action grâce à l’impôt.

On constate pourtant tous les jours et dans tous les pays que la solidarité ne peut venir exclusivement de l’État. Les systèmes d’assistance que les pays mettent en place ne peuvent ni remplacer, ni faire disparaître les initiatives individuelles ou collectives d’ordre privé. Il n’est donc nullement choquant que les individus – salariés ou agents publics, aidés par leur employeur – puissent être sollicités à titre personnel pour récompenser les personnels soignants.

Sur les mesures d’application attendues

Selon le texte présenté au Parlement, un salarié pourra « sur sa demande et en accord avec l’employeur, renoncer sans contrepartie, dans une limite déterminée par décret, à des jours de repos acquis et non pris, (…) en vue de leur monétisation afin de financer des chèques -vacances » au bénéfice du personnel des secteurs sanitaire et médico-social.
Comme pour le don de repos non pris au profit d’un collègue proche aidant ou d’un collègue dont un enfant est gravement malade, le don pour un personnel du secteur sanitaire et médico-social devrait porter sur tous les jours de repos non pris, à l’exception des 4 premières semaines de congés payés : il ne faudrait pas que cette contribution compromette le besoin de repos du donateur. C’est pourquoi il pourrait uniquement concerner soit les jours correspondant à la 5e semaine de congés payés ou les jours de repos conventionnels, soit les jours de repos compensateurs accordés dans le cadre d’un dispositif de réduction du temps de travail (RTT) ou, encore, un autre jour de récupération non pris. Ces jours de repos pourraient aussi provenir d’un compte épargne temps (CET). Il reviendra enfin au décret d’application de préciser le périmètre des bénéficiaires de ces chèques- vacances : ils devraient pouvoir être remis autant aux personnels soignants qu’aux personnels non soignants (agents d’entretien, cuisiniers, etc.) des secteurs sanitaire et médico-social qui ont travaillé pendant l’épidémie, et ce même s’ils n’ont pas été directement en contact avec des patients infectés par le virus.

 

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