Par Jean-Jacques Urvoas – Ancien garde des Sceaux – Professeur de droit public à l’Université de Brest
Le projet de réforme des retraites est étudié depuis le 2 mars, le terme étant impérativement fixé au 12 mars à minuit. Contrairement à la tradition, les débats se caractérisent par une tension liée à l’utilisation offensive par la majorité sénatoriale des ressources du règlement.

La majorité sénatoriale a décidé de recourir aux articles 38 et 42 du règlement du Sénat, en vue d’accélérer l’examen de la réforme des retraites. Que prévoient ces articles ? S’agit-il d’une première ?

Au Parlement, la maîtrise du temps est une obsession partagée tant par la majorité que par les minorités. Pour la première, il s’agit d’éviter l’enlisement de ses textes, pour les secondes, de se trouver muselées et donc rendues inaudibles. De cette divergence d’intérêts découle des stratégies opposées. Pour les uns, tout doit être fait pour que les débats n’atteignent pas une longueur excessive et pour les autres, chaque possibilité de ralentir la marche législative peut être saisie.

Le Sénat vient de nous en offrir une nouvelle illustration. Le gouvernement l’ayant délibérément contraint, par l’usage de l’article 47-1 de la Constitution, à débattre du projet de réforme des retraites en un maximum de 15 jours, sa majorité a décidé d’utiliser les ressources offertes par son règlement pour y parvenir.

Tout d’abord, dans la nuit de mardi à mercredi à la demande de Bruno Retailleau, président du groupe LR, l’article 38 alinéa 2 a été appliqué, conduisant à éteindre les débats sur l’article 7, pivot de la réforme. Concrètement, il s’agit d’une restriction de l’expression des sénateurs puisqu’il n’autorise qu’une prise de parole en faveur d’un amendement ou d’un article et une autre le refusant avant que le vote n’intervienne. Il s’agissait du premier usage de cet article depuis juillet 2003, déjà appliqué sur le projet de retraite du gouvernement Fillon. Il n’est en effet pas dans la tradition du Palais du Luxembourg qui n’est « ni une barricade, ni un miroir » pour reprendre les mots d’Alain Poher en 1986, de réduire au silence ses élus.

Ensuite, dès le lendemain, la conférence des présidents, véritable organe de direction du Sénat, autorisait le recours à l’article 42 alinéa 10, second outil de raccourcissement des échanges dans l’hémicycle en ce qu’il limite à un orateur par groupe les explications de vote sur les articles comme sur l’ensemble du texte. Il fut d’ailleurs utilisé mercredi soir favorisant alors l’adoption de l’article repoussant l’âge légal de départ en retraite à 64 ans.

Il faut encore mentionner l’habileté du rapporteur qui, à l’occasion d’une suspension de séance, faisait adopter par la commission des affaires sociales un amendement réécrivant entièrement ce même article 7. Ce faisant, il rendait sans objet 1 100 propositions de modification soumises par les groupes de gauche.

Ainsi à l’ouverture de la séance publique, le jeudi matin, il ne restait plus que 1 224 amendements à discuter sur les 4 720 initialement recensés le 2 mars. L’objectif de la majorité sénatoriale était atteint. Quand bien même elle détenait la maîtrise finale du texte, elle a veillé à ne pas perdre le tempo de son examen. De la belle ouvrage.

Après l’examen de la réforme des retraites par le Sénat, une commission mixte paritaire devra parvenir à un accord sur le texte. De quoi s’agit-il ? Quel est le rôle de cette commission ? Et quels sont les enjeux ?

Si le Sénat parvient à adopter un texte, l’étape suivante se déroulera le 15 mars à 9 h au Palais Bourbon où se réunira la « commission mixte paritaire ». Prévu à l’article 45 de la Constitution, il s’agit d’un cénacle composé de 14 élus, 7 députés et 7 sénateurs dont l’objectif est de trouver un accord sur les versions votées par chaque chambre et d’aboutir, dans la mesure du possible, à un texte commun. Après les guerres de tranchées dans l’hémicycle, la parole est donc donnée aux diplomates.

Dans le cas d’espèce, quatre caractéristiques vont peser sur son issue.

Premièrement, le gouvernement est absent de la réunion. C’est la seule étape du processus législatif qui se déroule hors de sa vue. La CMP se déroule à huis clos et le compte-rendu publié est sommaire selon la tradition. Le gouvernement ne pourra donc pas peser directement sur les échanges. D’où l’impérieuse nécessité pour lui de préparer cette CMP, ce à quoi semble s’attacher Élisabeth Borne qui, si l’on en croit la presse, s’entretient déjà régulièrement au téléphone avec les responsables des LR pour esquisser un compromis. Reste que la politique peut parfaitement se jouer d’un ordonnancement subtilement préparé.

Deuxièmement, la CMP se tiendra à l’Assemblée mais à partir du texte voté par le Sénat. Le choix du lieu tient compte d’une convention qui voit la CMP se tenir alternativement dans l’une et l’autre chambre. Cela va donc permettre à la présidente Renaissance de la commission des affaires sociales de conduire les débats. Ce sera un atout pour le gouvernement car il pourra espérer d’elle une vigilance sur la préservation de l’accord concocté préalablement. Mais les travaux porteront sur la version sénatoriale du projet de loi puisque l’Assemblée n’a pas été en capacité de franchir le cap de l’article 3 suite à l’obstruction des députés LFI. C’est un avantage pour LR qui cherchera à imposer ses priorités.

Troisièmement, un accord LR-gouvernement est indispensable. La composition de la CMP « s’efforce de reproduire la configuration politique » des assemblées comme l’indique l’article 111 du règlement de l’Assemblée. Dans celle qui se réunira le 15 mars, la délégation des députés rassemblera 3 Renaissance, 1 MoDem, 1 LR, 1, RN et 1 LFI. Dans celle des sénateurs, LR disposera de 3 sièges, 1 pour les groupes du PS, du PC, du RDSE et des centristes. Ainsi les partisans d’un texte seront au minimum 8 (4 LR, 4 majorité présidentielle) sur les 14 membres.   Au vrai, la version finale devra donc bien plus à Gérard Larcher et à Bruno Retailleau qu’à Olivier Dussopt.

Quatrièmement, si la CMP est conclusive, c’est-à-dire si un accord est trouvé, seul le gouvernement pourra l’amender. En effet, le texte voté par la CMP doit encore être approuvé par les deux chambres. Et dans cette ultime lecture, si les parlementaires sont privés de toute possibilité de le modifier, le gouvernement dispose lui de cette prérogative. Ce ne sera pas dans son intérêt, car tout changement pourrait être interprété par LR comme un abus. En revanche, si la CMP n’aboutit pas, le gouvernement pourra demander à l’Assemblée de statuer définitivement. Mais alors l’engagement du 49.3 sera indispensable pour l’adoption du projet. Car l’échec de la CMP traduirait une impossibilité d’accord entre le gouvernement et LR, ouvrant alors la voie d’un rejet du texte par l’Assemblée nationale.

Les conditions dans lesquelles les deux assemblées ont débattu ouvrent-elles un risque d’inconstitutionnalité ?

Les innovations n’ont pas manqué : choix gouvernemental d’introduire le projet de réforme dans une loi de finances rectificative de la sécurité sociale, plafonnement constitutionnellement imposé du temps parlementaire réservé aux échanges, stérilité de l’examen par l’Assemblée puisqu’aucun texte n’a été adopté, mobilisation inhabituelle au Sénat d’outils de discipline parlementaire. Le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a également eu recours, vendredi 10 mars au Sénat, à l’article 44 alinéa 3 de la Constitution, permettant au gouvernement de demander à une assemblée de se prononcer « par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement ». Sans oublier les polémiques sur la diffusion réclamée par les parlementaires et refusée par la Première ministre de la « note » du Conseil d’Etat et évidemment l’hostilité de l’opinion à la réforme.

Pour autant, chaque élément procédural pris isolément ne parait pas générateur d’une censure, sauf peut-être la manière dont la majorité sénatoriale a écarté par l’adoption à la hussarde d’une motion d’irrecevabilité nombre de sous-amendements déposés par la gauche en réplique à la réécriture de l’article 7.

Reste qu’une appréciation d’ensemble pourrait être préférée à une simple lecture pointilliste de l’emploi des mécanismes. L’accumulation fait en effet sens. L’adoption éventuelle du projet dans de telles conditions créerait un préjudiciable précédent : toute réforme sociale pourrait ainsi à l’avenir emprunter un tel chemin législatif, marginalisant drastiquement la place accordée à la délibération parlementaire. Partant, dans la pratique du Conseil constitutionnel, il existe un moyen qui permettrait sans censurer d’alerter sur le risque de glissement : l’obiter dictum, une remarque « dite en passant ». Une façon de délivrer un message au gouvernement pour lui éviter de s’engager sur des voies hasardeuses.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]