Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Eric Schoettl, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

Le 12 mars 2020, le chef de l’État a estimé que le premier tour des élections municipales pouvait se tenir : « Dans ce contexte, j’ai interrogé les scientifiques sur nos élections municipales, dont le premier tour se tiendra dans quelques jours. Ils considèrent que rien ne s’oppose à ce que les Français, même les plus vulnérables, se rendent aux urnes », ce qui sous-entendait que toutes les précautions soient prises, celles-ci ayant été prévues par une circulaire du ministre de l’intérieur du 9 mars.

Le 16 mars, le Chef de l’état déclare que « dans ce contexte, après avoir consulté le président du Sénat, le président de l’Assemblée nationale, mais également mes prédécesseurs, j’ai décidé que le second tour des élections municipales serait reporté. Le Premier ministre en a informé aujourd’hui même les chefs de partis représentés au Parlement. Cette décision a fait l’objet d’un accord unanime. »

Ainsi, l’évolution du « contexte » sanitaire (qui constitue une circonstance exceptionnelle) a été dûment prise en compte par les autorités de la République, tant pour le maintien du premier tour à la date initialement prévue (15 mars) que pour le report du second tour. Ces choix peuvent être contestés, mais ils émanent d’un exécutif, puis d’un législateur, faisant face à une situation grave imprévisible et inédite, dans son ampleur comme dans son évolution, qui oblige à se déterminer en horizon incertain. Qui aurait fait mieux et comment ?

L’article 19 de la loi du 23 mars, confortée par l’avis du Conseil d’État, a mis en œuvre ce qui était annoncé. Il ouvrait une alternative pour les élections municipales restant à tenir en fonction des risques d’évolution de la pandémie. Un nouveau texte de loi, examiné au conseil des ministres du 27 mai, explore un calendrier conditionnel en cas de rebond de la pandémie. Si ce rebond ne se produit pas avant l’été, le second tour aura lieu le 28 juin.

Le dimanche 28 juin est, pour ce second tour, à la fois une date au plus tôt (si on estime que la pandémie ne sera vraiment maîtrisée qu’à cette échéance) et une date au plus tard, si on veut éviter le report des élections sénatoriales de septembre (les délégués des communes doivent être désignés en juillet pour faire partie du collège élisant les sénateurs en septembre).

Tant que le second tour peut être organisé à une date pas trop postérieure au premier, il n’y pas de raison de remettre en cause les résultats du premier tour. Pensons au civisme des électeurs ayant bravé le virus en se rendant dans les bureaux de vote le 15 mars. Pensons au dévouement des personnels municipaux, des assesseurs et des scrutateurs. Évitons, autant que faire se peut, de leur expliquer que leur disponibilité citoyenne n’a servi à rien ! Et partons du principe démocratique selon lequel une élection qui s’est régulièrement déroulée ne doit être remise en cause que pour d’impérieux motifs d’intérêt général.

En revanche, un second tour trop éloigné imposerait de reprendre l’ensemble des opérations (sauf dans les communes où il n’y a pas lieu à second tour), car les deux tours forment un tout. Un trop grand délai romprait ce lien (ne serait-ce qu’en raison du décès de certains candidats, des changements affectant l’électorat ou de la variation de l’offre et de la demande politiques entre les deux tours). Un second tour trop éloigné n’est plus un second tour, mais une nouvelle élection, réservée aux listes en position éligible à l’issue du premier tour, ce qui contrarie l’égalité devant le suffrage.

Dans ce contexte, de très nombreux recours électoraux, dont beaucoup sont pareillement rédigés, ont été déposés, au risque d’engorger les tribunaux administratifs. Des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) diverses et, pour certaines, stéréotypées, ont été soulevées.
Deux ont été transmises le 25 mai au Conseil constitutionnel par le Conseil d’État.

La première porte tant sur le maintien des résultats du premier tour que sur le report en juin du second tour. Elle dénonce l’atteinte à la sincérité du scrutin qui résulterait du taux d’abstention particulièrement élevé le 15 mars, ainsi que d’un intervalle de quinze semaines entre les deux tours. S’agissant des résultats du premier tour, elle vise, potentiellement et indistinctement, les cas où le conseil municipal a été élu en entier, ceux où une partie seulement des sièges a été pourvue (ce qui peut arriver dans les communes de moins de mille habitants) et ceux où aucune liste n’a été élue. On peut espérer que le Conseil constitutionnel fera le tri, comme cela lui est suggéré par le rapporteur public du Conseil d’État.

La seconde QPC porte sur « l’absence d’exigence d’une proportion minimale du nombre d’inscrits » pour être élu au premier tour dans les communes de 1 000 habitants et plus.

La transmission des deux questions au Conseil constitutionnel éclaire la pratique actuelle des QPC. La QPC permet à un justiciable, à l’occasion d’un contentieux quelconque, de soutenir que la loi dont il lui est fait application est contraire à un droit ou à une liberté garantie par la Constitution. Il faut que cette question soit nouvelle et sérieuse pour qu’elle soit transmise au Conseil constitutionnel par la cour suprême de l’ordre juridictionnel saisi. Cette cour (Cour de cassation ou Conseil d’État) joue ainsi un rôle de filtre. Que penser du filtrage opéré en l’espèce ?

À titre préliminaire, notons que mettre en cause des milliers de scrutins pour des motifs extérieurs à chacun de ces scrutins (taux moyen d’abstention élevé au niveau national, éloignement du second tour, absence de condition de quorum pour que l’élection soit conclusive dès le premier tour) fait bon marché des conditions de déroulement du scrutin dans chaque circonscription. Or c’est circonscription par circonscription que se détermine le juge électoral.

La première QPC transmise au Conseil constitutionnel comprend deux branches.

La première de ces branches (taux d’abstention trop élevé le 15 mars) ne peut être considérée comme sérieuse, comme l’expose le rapporteur public du Conseil d’État.

L’idée selon laquelle la validité d’une élection devrait être toujours subordonnée à un seuil minimal de participation (et que, à défaut de prévoir cette condition, les dispositions régissant un mode de scrutin violeraient la Constitution) aurait des conséquences dévastatrices. Un taux minimal peut se justifier, par exemple pour l’accès au second tour des élections législatives (article L. 162 du code électoral), mais non pour un scrutin conclusif. En faire une règle générale serait méconnaître que la liberté de l’électeur est aussi celle de s’abstenir.

Ce serait aussi remettre en cause d’autres élections et non des moindres. Comme le souligne en effet le rapporteur public du Conseil d’État, « tant le constituant pour l’élection du Président de la République que le législateur pour les autres élections ont prévu l’élection à la majorité relative, sans critère de représentation du corps électoral au second tour du scrutin ».

Ajoutons que le faible taux de participation enregistré le 15 mars 2020 (46%) est malgré tout supérieur aux résultats enregistrés lors du référendum de 2 000 sur le quinquennat (30%) et lors du second tour des élections législatives de 2017 (43%). Qui a soutenu que le taux de 30% privait de sa légitimité démocratique la révision constitutionnelle de 2000 ? Ou que le taux de 43% du 18 juin 2017 viciait les mandats des actuels députés ?

La seconde branche de cette première QPC est la question de savoir si, dans l’hypothèse où le second tour peut se tenir le 28 juin (si c’est impossible, la loi elle-même prévoit de tout recommencer), le temps écoulé entre les deux tours, dans les quelque 4 922 communes ou secteurs de communes où le premier tour n’a pas été conclusif, vicie l’élection au regard des principes constitutionnels régissant les scrutins (égalité devant le suffrage, sincérité et clarté des opérations électorales).

La question est nouvelle et peut être regardée comme sérieuse. Une remarque toutefois. En droit électoral, les atteintes à la sincérité du scrutin s’entendent d’actes intentionnels d’altération des résultats : fraudes, manœuvres, abus de propagande, fausses investitures, etc. Rien de tel en l’espèce.
Quant à l’égalité du suffrage, il faut noter que les listes électorales n’enregistreront pas d’inscriptions volontaires et que les possibilités de fusion des listes et les conditions de financement des campagnes électorales sont identiquement adaptées pour tous les candidats.

S’agissant de cette première QPC, la transmission se justifie donc en sa seconde branche.

On avoue avoir plus de mal à comprendre le caractère « nouveau et sérieux » de la question relative à l’absence d’exigence d’un seuil minimal d’inscrits, dans les communes de 1 000 habitants et plus, pour que le premier tour soit conclusif.
La disposition visée, antérieure à la crise sanitaire, est l’article L. 262 du code électoral. Celui-ci prévoit qu’il n’y a pas lieu à second tour si une liste a recueilli la majorité absolue des suffrages exprimés, sans exiger qu’elle ait rassemblé une proportion minimale des inscrits.

Cette disposition a été, à deux reprises – le 28 novembre 1982 (n° 82-146 DC), puis, à l’occasion de l’extension du dispositif, le 16 mai 2013 (n° 2013-667 DC) – déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, ce qui, en principe, interdit la transmission de la QPC. Sauf il est vrai, en cas de « changement de circonstances ». Assimilerait-on ici changement de circonstances – à effet permanent – et circonstances exceptionnelles, par nature provisoires ? Verrait-on un changement de circonstances dans la consécration constitutionnelle, lors de la révision du 23 juillet 2008, du principe du pluralisme des opinions, principe qui ne semble pouvoir être affecté que par l’instauration de conditions restreignant les candidatures ?

Sur le fond, comment considérer comme inconstitutionnelle (en creux en quelque sorte) une disposition législative qui, pour définir un premier tour conclusif, retient la majorité absolue des suffrages exprimés sans exiger de plus une proportion minimale d’inscrits ? Ce serait mettre le Constituant en contradiction avec lui-même puisque l’article 7 de la Constitution n’impose que la première condition pour l’élection présidentielle.

La transmission de ces deux QPC nous paraît donc reposer, de la part de la juridiction chargée de filtrer les QPC, sur de fortes considérations d’opportunité autant que sur de pures raisons juridiques. Elle témoigne du souci d’ouvrir au Conseil constitutionnel le champ opératoire le plus large possible, afin de le voir purger un groupe de dispositions connexes (le long article 19 de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 du 23 mars 2020) de l’ensemble des griefs que les requérants, toujours imaginatifs, pourraient s’évertuer à lui adresser au travers de QPC de caractère sériel.

 

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