Par Jean-Jacques Urvoas – ancien garde des Sceaux – maître de conférences en droit public à l’Université de Brest
Le récent avis du Conseil d’État relatif aux conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française peut-il être lu comme une invitation à une interprétation créatrice de l’article 6 de la Constitution ?

Dans quel contexte le Conseil d’État a-t-il été amené à se prononcer sur les conditions de cumul dans le temps du mandat de président de la Polynésie française ?

L’alinéa 3 de l’article 74 du statut de la Polynésie Française, introduit dans la loi organique de 2004 par l’article 22 de celle du 1er août 2011, dispose que « le président de la Polynésie Française ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans consécutifs ». Or, depuis le 13 septembre 2014, Edouard Fritch assume cette responsabilité et a annoncé en août 2022 qu’il comptait se représenter aux prochaines élections territoriales prévues pour le printemps 2023.

Cette annonce a suscité un débat sur l’interprétation du droit dans la mesure où le sortant arguait du fait que son premier mandat n’ayant été que de quatre ans, il ne lui était pas interdit de candidater à nouveau. En effet, lors des élections d’avril-mai 2013, c’est la liste du parti « Tahoeraa Huiraatira » qui était sortie en tête du scrutin, conduisant son président, l’ancien ministre de Jacques Chirac, Gaston Flosse, à devenir président de l’Assemblée polynésienne. Mais plus d’un an plus tard, le 5 septembre 2014, il fut condamné à quatre ans de prison avec sursis et à trois ans d’inéligibilité dans une affaire d’emploi fictif, perdant de ce fait son mandat. Edouard Fritch fut alors élu par l’Assemblée de Polynésie, puis réélu en 2018. En 2023, n’ayant donc occupé la fonction que neuf ans et non pas « deux mandats de cinq ans consécutifs », ce dernier en tirait comme conséquence sa possible candidature.

Pour clarifier ce point, la loi organique n’autorise parmi les institutions locales que le président de la Polynésie et celui de l’Assemblée à saisir la justice d’une « demande d’avis ». Celle-ci doit alors être adressée au tribunal administratif de Papeete, qui peut y répondre lui-même ou la transmettre au Conseil d’État si elle porte sur les questions de répartition des compétences et des pouvoir respectifs des institutions du territoire.

Aussi, prenant acte que ces autorités ne manifestaient pas d’intention de saisir le juge et sans doute pour éviter que la polémique ne se développe, la Première ministre décida de le faire le 7 septembre 2022. Et c’est sur une initiative gouvernementale que l’avis de la section de l’Intérieur du Conseil d’État délibéré le 18 octobre 2022 a été rendu public.

Quel raisonnement le Conseil d’État a-t-il adopté ?

Pour l’essentiel, il s’est contenté de se référer aux débats parlementaires, ceux-ci ne laissant « aucun doute sur la portée de ces dispositions, si tant est qu’elles ne soient pas claires ». De fait, dans leurs rapports, Christian Cointat (UMP) au Sénat et Didier Quentin (UMP) à l’Assemblée précisent tous les deux que la disposition introduite vise à permettre « l’accomplissement de deux mandats successifs complets ».

Il s’agissait à l’époque de remédier à l’instabilité institutionnelle qui secouait sans discontinuité la vie politique. Aucun des grands partis ne disposant d’une majorité absolue dans l’assemblée en raison d’un mode de scrutin favorisant la dispersion des forces politiques, chaque mandat était rythmé par des retournements d’alliance suivis par la constitution de coalitions de circonstances. C’est ainsi qu’entre juin 2004 et juin 2011, les onze présidents qui se succédèrent à la tête de l’Assemblée de la Polynésie française restèrent moins de neuf mois en fonction.

Pour permettre au territoire de retrouver un fonctionnement normal des institutions, le gouvernement et le législateur organique procédèrent donc à divers changements au rang desquels figurait l’alinéa 3 dont l’application visait à renforcer le président de la Polynésie. Si d’autres modifications furent disputées, celle-ci fut votée dès la première lecture à l’unanimité dans les deux chambres, preuve que l’objectif était partagé par tous les groupes et que sa modalité ne souffrait d’aucune ambiguïté.

De fait, depuis la promulgation de la loi organique, les élections territoriales de 2013, puis celles de 2018 ont permis à la liste arrivée en tête de s’assurer une confortable majorité à l’assemblée et Édouard Fritch (dont le parti disposait de 39 sièges), élu à la présidence le 12 septembre 2014 a été reconduit depuis.

Si les urnes devaient lui être à nouveau clémentes en 2023, il pourrait continuer à présider la Polynésie jusqu’en 2028, ce qui serait un record : quatorze années sans interruption. En effet, l’article 72 du statut précisant que « le président reste en fonction jusqu’à l’expiration du mandat de l’assemblée qui l’a élu », il n’aura nulle obligation de démissionner pour ne pas dépasser les dix ans théoriques de mandat.

Au regard de l’avis rendu par le Conseil d’Etat, le Président de la République française, Emmanuel Macron, pourrait-il se représenter pour un troisième mandat en 2027 ? Que dit la Constitution française à ce sujet ?

Pour le plaisir de la disputatio, l’avis du Conseil d’État peut autoriser quelques observations sur l’écriture des deux premiers alinéas de l’article 6 de la Constitution : « Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ».

Ainsi, dans les deux cas, la limitation des mandats dans le temps fut introduite sans réel débat ce qui ne manque pas de surprendre dans une démocratie. Le rapport Vedel comme le Comité Balladur avec des analyses très similaires avaient pourtant écarté cette idée l’estimant choquante dans son principe car portant atteinte à la souveraineté du suffrage.

Ensuite, naturellement même si les deux rapporteurs parlementaires ont explicitement souligné que l’alinéa 3 de l’article 74 « s’inspirait de la modification apportée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 s’agissant du nombre de mandats successifs que peut accomplir le président de la République », les deux responsabilités ne sont pas comparables. En effet, la présidence de la Polynésie est une fonction et non un mandat électif. De plus, il est possible à l’assemblée qui l’élit de renverser son président.

Cependant, il sera difficilement contesté que le libellé de l’article est moins clair que celui retenu par le 22ème amendement américain « nul ne pourra être élu à la Présidence plus de deux fois » ou par l’article 123 de la constitution du Portugal « le président ne peut être réélu pour un troisième mandat consécutif » article 123 de la Constitution, voire par l’article 30 de la constitution hellène « la réélection de la même personne n’est permise qu’une seule fois » ou par l’article 12 de celle d’Irlande, « une personne qui occupe ou a occupé la charge de président est rééligible à ce poste une fois, mais une fois seulement ».

Un esprit facétieux pourrait donc soutenir que puisque la Constitution ne prescrit pas l’interdiction d’une troisième candidature, elle est donc possible. Surtout si elle suit une démission qui serait venue interrompre l’accomplissement d’un second mandat de cinq ans.

Naturellement, tout est affaire d’interprétation et comme le disait le prince Hector dans la « Guerre de Troie n’aura pas lieu » de Jean Giraudoux « le droit est la plus belle école de l’imagination ».

Il appartiendra donc au Conseil constitutionnel, le cas échéant, de trancher d’une part, en autorisant – ou pas – l’enregistrement de la candidature d’Emmanuel Macron, et d’autre part en jugeant les recours qui ne manqueraient pas d’être déposés contre la liste des candidats à l’élection présidentielle.