Par Jacques Chevallier, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) CERSA-CNRS

Le protectorat exercé en France par l’État sur l’économie dans le cadre de l’État providence a été remis en cause à la fin du XXe siècle. Si l’État était appelé à rester présent dans l’économie, c’était selon des voies différentes : pris entre les feux croisés de la mondialisation et de l’européanisation, l’État s’est vu privé d’une partie de ses moyens d’action et a perdu son aptitude à gouverner l’économie . La reconfiguration de l’action publique s’est traduite par un triple basculement : tandis que la présence de l’État dans le tissu économique a tendu à se faire discrète, privilégiant la voie de l’actionnariat, le dirigisme qui s’exprimait par la réglementation a fait place à des procédés plus souples de régulation, l’État se comportant corrélativement en stratège plutôt qu’en pilote en vue de promouvoir l’économie nationale. Le « retour de l’État » que certains avaient pronostiqué à la suite de la crise de 2008 ne s’est pas produit, la logique néo-libérale revenant en force, une fois la situation économique rétablie.

La figure d’un État néo-libéral jouant pleinement le jeu de l’économie de marché qui s’est ainsi imposée et qui paraissait être appelée, en France comme dans les autres pays occidentaux, à devenir la règle a été bouleversée par la crise du COVID-19. Si elle se présente à l’instar de celle de 2008 comme un sous-produit de la mondialisation, génératrice de la diffusion d’un risque cette fois sanitaire, la crise de 2020 a une portée infiniment plus grave, en entraînant cette fois l’arrêt brutal du fonctionnement normal de l’économie : l’État retrouve dès lors un rôle de pilotage de la machine économique, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler une « économie de guerre ».

Toute la question est de savoir s’il s’agira d’une simple parenthèse, appelée à être rapidement refermée, ou d’une redéfinition durable du rôle imparti à l’État dans l’économie.

Un discours martial

Le recours à une métaphore guerrière pour combattre les effets pervers les plus redoutables sous-jacents à la logique de la mondialisation vise à mettre l’accent sur la gravité des menaces en cause, ainsi qu’à susciter une mobilisation collective, une « union sacrée », autour des dirigeants politiques pour y faire face : il s’agit d’une simple métaphore dans la mesure où l’on est loin du concept traditionnel de guerre, qui suppose l’existence d’un conflit armé entre belligérants clairement identifiables. Le thème de la « guerre contre le terrorisme », lancé aux Etats-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, puis en France après ceux du 13 novembre 2015, avait déjà illustré la dérive du vocable. L’idée de « guerre contre le virus » (Antonio Guterres, 25 mars) relève de la même logique. Le 16 mars, le président de la République martelait ainsi l’idée que le pays était « en guerre » : certes, il ne s’agit pas de lutter contre une armée ou contre une autre nation, « mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert une mobilisation générale ». Or, cette guerre n’est pas seulement d’ordre sanitaire, mais aussi économique et financière (B. Le Maire, 17 mars) ; et le plan d’urgence dévoilé le 25 mars vise explicitement à « permettre l’organisation d’une véritable économie de guerre ».

Le terme « économie de guerre » renvoyait jusqu’alors pour l’essentiel, sauf usage purement rhétorique, aux mesures exceptionnelles d’organisation de l’économie imposées par l’existence d’un conflit armé de longue durée. La Première guerre mondiale a été la première illustration d’un tel système, imposé à partir de 1916 par la prolongation d’un conflit, qu’on avait imaginé au départ de courte durée, affectant toutes les sphères de la vie sociale : un véritable dirigisme étatique, passant par l’organisation de la production, la mobilisation de la main d’œuvre et le financement de l’effort de guerre a été alors mis en place, au prix de certaines variantes, par l’ensemble des belligérants. La Seconde guerre mondiale a  entrainé le retour à un dirigisme d’inspiration comparable. Le contexte de 2020 est de nature bien différente : cependant, de la brutalité d’un choc, entraînant, par les mesures de confinement imposées par la lutte contre le virus, l’arrêt d’une grande partie des activités économique et la crainte d’un effondrement durable ont impliqué le recours à un interventionnisme étatique évoquant, dans une large mesure, celui qui avait prévalu au cous des deux guerres mondiales ; l’usage du vocable « économie de guerre » permet d’asseoir la légitimité de mesures aux antipodes de la logique néo-libérale qui avait jusqu’alors prévalu.

Le retour au dirigisme

Dès le 12 mars, le Président de la République indiquait que « l’épreuve que nous traversons exige une mobilisation générale sur le plan économique… Tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises quoi qu’il en coûte ». Dans un premier temps, des mesures de police (arrêtés de police des 14, 15 et 16 mars), prises sur la base du code de la santé publique (L. 3131-1), vont dresser la liste des catégories d’établissements en principe fermés au public et des activités autorisées. Puis un dispositif d’ensemble a été adopté, organisant le fonctionnement de l’économie sur la base de l’article 11 du titre 2 de la loi du 23 mars 2020 autorisant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnances pour faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie, ainsi qu’aux conséquences des mesures de confinement : des trains successifs d’ordonnances (25 dès le 25 mars, 5 le 1er avril…) sont venus préciser en détail le dispositif.

Le souci d’assurer le maintien du tissu économique, en évitant des faillites en chaîne et le risque de chômage de masse (« aucune entreprise, quelle que soit sa taille, ne sera livrée au risque de faillite », E. Macron, 16 mars), passe notamment par la prise en charge par l’État d’un système de chômage partiel ainsi que par des mesures d’aide ponctuelles aux entreprises : un Fonds de solidarité (1 milliard d’euros, dont 250 millions en provenance des régions) destiné aux plus petites d’entre elles est mis en place, et l’État apporte sa garantie (300 milliards) pour que les entreprises puissent obtenir les crédits bancaires dont elles ont besoin. Parallèlement, une série de dérogations sont apportées aux règles du droit du travail, afin d’assurer aux employeurs la souplesse nécessaire dans l’utilisation de la main d’œuvre, notamment dans « les secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale ».

Toutes ces dispositions, qu’on retrouve ailleurs (plan de sauvetage de 2.000 milliards de dollars adopté aux États-Unis), rappellent singulièrement les instruments de l’ « économie de guerre » qui ont été institués durant les deux guerres mondiales : on retrouve en effet, dans un contexte très différent, certains des dispositifs mis en œuvre par l’État pour assurer la continuité de l’appareil de production et mobiliser le capital indispensable pour le faire fonctionner, au prix d’une émancipation par rapport au cadre juridique traditionnel ; la logique du marché fait place au dirigisme étatique.

Quels prolongements ?

L’histoire a montré qu’il était difficile de sortir d’une économie de guerre, surtout si celle-ci s’installe dans la durée : le démantèlement des dispositifs mis en place, le retour au jeu normal des mécanismes économiques demandent du temps ; une période de transition, plus ou moins longue, s’avère indispensable. Plus généralement, la position centrale occupée par l’État pendant ces périodes troublées laisse des traces durables : les instruments qui ont été forgés tendent à perdurer ; la Première et plus encore la Seconde guerre mondiales ont ainsi contribué à promouvoir une conception nouvelle du rôle imparti à l’État dans la vie économique.

La sortie de l’ « économie de guerre » actuelle ne saurait être que progressive, comme le sera celle du confinement (E. Philippe, 1er avril) : la fin de la crise sanitaire ne signifie en effet nullement la fin de la crise économique ; la remise en marche des rouages économiques se fera au prix de longs efforts et au risque d’une longue dépression, consécutive à l’effondrement concomitant de l’offre et de la demande. A plus long terme, il s’agit de savoir si la résorption de la crise entraînera la réactivation de la vision néo-libérale qui avait prévalu avant la pandémie. La question déborde bien évidemment le cadre national : c’est toute l’économie mondiale qui sera à rebâtir, aboutissant à de nouveaux équilibres ; dans tous les cas, le fin du mythe de la « mondialisation heureuse », que la crise de 2008 avait déjà fortement ébranlé, conduira sans doute à redonner toute son importance à la régulation étatique.

Concernant la France, la Président de la République a d’ores et déjà annoncé son intention de « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles » (12 mars) : « le jour d’après, quand nous aurons gagné, ne sera pas un retour au jour d’avant » et il faudra tirer « toutes les conséquences » de la catastrophe sanitaire qui a eu lieu (16 mars) ; le souci exprimé de rebâtir « notre souveraineté nationale et européenne » (31 mars) ne concerne pas seulement les équipements sanitaires, mais annonce une stratégie de « reconquête industrielle », impliquant le retour à un certain protectionnisme et misant sur l’intervention étatique.

Reste à savoir si cette ambition conduira à la redéfinition en profondeur du rôle de l’État dans l’économie ou ne modifiera qu’à la marge le modèle économique précédent, réactivé par le retour à la prospérité.

 

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