Alexandre Benalla doit être entendu le mercredi 19 septembre par la commission d’enquête du Sénat. Après avoir annoncé refuser de s’y rendre, puis indiqué ensuite accepter cette audition, il envisagerait toujours, selon son avocat, de contester la légalité de sa convocation. Plusieurs membres du gouvernement ont indiqué qu’Alexandre Benalla ne pouvait être auditionné en vertu de la séparation des pouvoirs.

Décryptage par Cécile Guérin-Bargues, professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre.

« On voit mal au nom de quoi les membres du cabinet du Président de la République seraient à l’abri d’une enquête parlementaire voire judiciaire… »

Quelle est l’articulation des pouvoirs législatifs et judiciaires en présence d’une instruction en cours ? 

Dans l’affaire Benalla, une commission parlementaire a été créée afin d’éclairer les sénateurs sur les conditions de recrutement et les fonctions de l’ancien chargé de mission à l’Elysée. Il ne saurait s’agir de faire la lumière sur les interventions musclées du 1er mai, ces faits étant à l’origine de poursuites.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 dispose en effet « qu’il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. » Une lecture littérale de l’article pourrait s’avérer extrêmement contraignante : il suffirait en effet d’ouvrir à dessein des poursuites judiciaires pour désarmer abusivement le contrôle parlementaire[1]. Fort heureusement, la pratique s’avère en réalité plus souple: elle n’interdit pas la création de toute commission d’enquête mais conduit à en exclure les faits qui ont donné lieu à poursuite.

En conséquence, si Alexandre Benalla, le 19 septembre prochain, devait déférer à la convocation des sénateurs, l’article 6 obligerait ces derniers à marcher sur une ligne de crête. Leur liberté de questionnement serait contrainte par le nécessaire respect du principe de séparation des pouvoirs, tandis que l’auditionné, bien que sous serment, pourrait arguer de la procédure en cours pour refuser de répondre à certaines questions. C’est déjà ce qui s’est passé lors de l’audition le 13 septembre du commissaire de police de la Direction de l’Ordre Public et de la Circulation  mis en examen pour avoir illégalement récupéré les images de la vidéosurveillance de la Contrescarpe.

La création de la commission d’enquête dans l’affaire Benalla porte-t-elle atteinte à la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs comme semble le soutenir le Garde des sceaux ?

Ici la question se pose dès lors qu’Alexandre Benalla était rattaché au cabinet du Président de la République et que ce dernier aurait rappelé le Président du Sénat au respect des équilibres institutionnels. L’argument de la séparation des pouvoirs avancé par le pouvoir exécutif et notamment par le Garde des sceaux, témoigne en réalité d’une curieuse conception de ce principe, il est vrai éminemment protéiforme. Pourtant, s’il devait être interprété de manière stricte, il interdirait en définitive toute possibilité de contrôle du gouvernement par le Parlement et en conséquence l’existence même du régime parlementaire.

Pour en revenir à l’affaire Benalla, on voit mal au nom de quoi les membres du cabinet du Président de la République seraient à l’abri d’une enquête parlementaire voire judiciaire. Si le président bénéficie d’une immunité extensive destinée à protéger le libre exercice de ses fonctions et prévue à l’article 67 de la Constitution, celle-ci ne saurait évidemment s’étendre à l’ensemble de ses collaborateurs.

C’est d’ailleurs ce qu’a jugé la Cour de cassation, dans un arrêt du 19 décembre 2012, rendu dans le cadre de l’affaire des sondages et études commandés par l’Elysée (Cass. Crim 12-81043) en rappelant que « aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle ne prévoit l’immunité ou l’irresponsabilité pénale des membres du cabinet du Président de la République ».  Or, si lesdits collaborateurs peuvent être attraits devant les tribunaux, il n’y a a fortiori aucune raison de penser qu’ils ne pourraient l’être devant une commission parlementaire dont la vocation demeure essentiellement informative.

Y a-t-il déjà eu des précédents de convocation de collaborateurs de la Présidence par des commissions d’enquête parlementaire ?

La pratique parlementaire semble aller en ce sens, même si elle a pu varier au fil du temps au gré de l’opportunité politique[2]. En 2009, dans le cadre déjà des études et sondages de l’Elysée, la Commission des lois de l’Assemblée nationale estima contraire à la Constitution la proposition de résolution, faite par le groupe socialiste et tendant à la création d’une commission d’enquête parlementaire. Le même constat pourrait être fait en matière de comparution dès lors qu’une commission d’enquête a été effectivement créée. Ainsi, en 2007, le Secrétaire général de la Présidence de la République et deux conseillers du chef de l’Etat ont accepté de témoigner sur l’affaire des infirmières bulgares. De la même manière, le chef de cabinet du Président de la République a déféré le 13 septembre à la convocation de la commission d’enquête sénatoriale. 

En revanche, en 1992, Gilles Ménage, Directeur de cabinet du Président de la République, avait refusé de comparaître devant une commission d’enquête parlementaire relative à l’affaire Habache. Ce refus de comparaître, comme celui par lequel Alexandre Benalla semble avoir été tenté avant de revenir sur sa décision, peut surprendre.  L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 est en effet sur ce point parfaitement clair : « Toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée, si besoin est, par un huissier ou un agent de la force publique, à la requête du président de la commission. » Le Sénateur Philippe Bas, qui préside la commission d’enquête,  n’a pas manqué de le rappeler à l’intéressé par média interposé. 

Le même article 6 prévoit d’ailleurs en son alinéa III de lourdes sanctions : non-comparution, absence de déposition ou de prestation de serment sont passibles de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.

Il n’en demeure pas moins qu’à notre connaissance aucune poursuite n’a jamais été engagée de ce chef par le président d’une commission. Il en va en revanche différemment de l’usage de la force publique. En 1998, elle fut en effet requise afin de contraindre des magistrats consulaires à venir témoigner devant une commission d’enquête parlementaire relative aux tribunaux de commerce.

À défaut de le faire par respect pour la représentation nationale, l’intéressé n’en serait donc pas moins bien inspiré de déférer le 19 septembre prochain à la convocation sénatoriale qui vient de lui être signifiée.

[1] Voir en ce sens G. Carcassonne et M. Guillaume, La Constitution, 12ème édition, Points Seuil, 2014, p. 261.

[2] Pour des précédents en la matière, voir P. Avril, J. Gicquel, J.-E. Gicquel, Droit parlementaire, 5ème édition, LGDJ, 2014, n° 460.

 

Par Cécile Guérin-Bargues

 

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