Par Bertrand Poyet, avocat associé, cabinet Lexavoué

L’état d’urgence sanitaire n’épargne pas le service public de la justice puisque toutes les juridictions ont fermé leurs portes sur injonction de la Garde des Sceaux à compter du 16 mars 2020.

Si les lieux de justice sont désormais figés, tel n’est pas le cas de ses acteurs, magistrats et avocats notamment, qui continuent, tant bien que mal, d’assurer le traitement de leurs dossiers.

Cette situation inédite a généré des craintes et interrogations légitimes de la part des praticiens alors que les personnels des greffes et les magistrats ont été contraints de déserter les palais, que les juridictions ne sont physiquement plus accessibles et que certaines d’entre elles appellent déjà à ne plus faire usage du RPVA pour éviter la saturation…

Les réponses ont été apportées (ou pas) par diverses ordonnances gouvernementales du 25 mars 2020, publiées au Journal officiel le 26 mars 2020.

Si l’ordonnance la plus attendue concernait la gestion des délais durant cette période, l’exécutif a également pris une ordonnance portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale.

S’il est principalement question au titre des dispositions générales de répondre aux difficultés liées à la tenue des audiences et de prévoir la possibilité de transférer l’activité d’une juridiction empêchée à une autre, l’article 6 alinéa 1er de l’ordonnance n°2020-304 mérite que l’on y prête attention.

Il dispose que « les parties peuvent échanger leurs écritures et leurs pièces par tout moyen dès lors que le juge peut s’assurer du respect du contradictoire ».

Pour la durée de l’état d’urgence sanitaire, guidé par une volonté de simplification des échanges, le gouvernement a souhaité que la communication des conclusions et pièces soit facilitée en se faisant « par tout moyen ».

Si cela ne pose pas de difficulté particulière concernant les pièces qui sont habituellement communiquées librement, il en va différemment des échanges de conclusions.

La possibilité d’échanger « par tout moyen » concerne-t-elle toutes les juridictions et procédures ?

Il doit être précisé que les dispositions de cette ordonnance s’appliquent aux procédures devant les tribunaux judiciaires, les tribunaux de commerce, les conseils de prud’hommes et donc sans distinction aux procédures orales ou écrites et avec ou sans représentation obligatoire.

De plus, la libéralisation des échanges a vocation à s’appliquer à toutes les procédures alors que les juridictions sont fermées et que seul un service minimum limité au « traitement des contentieux essentiels » est assuré, à savoir les référés devant le tribunal judiciaire visant l’urgence et les mesures urgentes relevant du juge aux affaires familiales.

Cette rédaction rappelle que règles de procédure floues et urgence font rarement bon ménage.

En effet, les procédures d’urgence requièrent célérité et efficacité, des échanges rapides et sûrs, ce que tous les moyens de communication ne garantissent pas.

Enfin, si la réouverture des juridictions intervient avant la levée de l’état d’urgence sanitaire, la possibilité d’échanges par « tout moyen » s’appliquera donc à toutes les procédures (ordinaires et urgentes) et perdurera jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence alors même que magistrats et avocats auront à nouveau à disposition l’ensemble des outils de communication depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

À ce titre, la circulaire du 26 mars 2020 diffusée par la Chancellerie précise que la communication « par tout moyen » permet aux parties de s’affranchir de l’obligation de communiquer par lettre recommandée avec accusé de réception dans le cadre de la procédure orale ordinaire devant le tribunal judiciaire (art. 831 du CPC) ou des procédures devant le tribunal de commerce (art. 861-1 du CPC) lorsque les parties sont autorisées à formuler leurs prétentions et moyens par écrit sans se présenter à l’audience, par exception aux règles qui gouvernent les procédures orales (art. 446-1 du CPC).

De même, la circulaire indique expressément que les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance neutralisent la communication impérative par lettre recommandée avec accusé de réception s’agissant des recours formés contre un obligé alimentaire (art. 1141 du CPC).

Cette disposition s’applique-t-elle uniquement aux échanges entre les parties ou également à la transmission des actes aux juridictions ?

Le texte ne semble viser que les échanges entre les parties et non pas les transmissions entre les parties et les juridictions. En effet, il est indiqué que « les parties peuvent échanger leurs écritures et leurs pièces par tout moyen ».

En matière de procédure écrite ordinaire et de procédure à jour fixe devant le Tribunal Judiciaire (art. 850 du CPC) et de procédure avec représentation obligatoire devant la Cour d’appel (art. 930-1 du CPC), les actes doivent être remis à la juridiction, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, par voie électronique.

La circulaire lève le doute puisqu’elle indique sans ambiguïté que cette disposition de l’ordonnance ne permet pas de déroger à l’application des deux articles précités.

Il est donc impératif de continuer à remettre les conclusions aux juridictions selon les modes prévus par le Code de procédure civile et plus précisément par la voie électronique lorsqu’elle est imposée.

À défaut, les parties s’exposent à des risques sérieux : irrecevabilité des conclusions devant le Tribunal judiciaire et la Cour d’appel et même caducité de la déclaration d’appel si les conclusions de l’appelant sont déclarées irrecevables en l’absence de communication par voie électronique.

Les échanges « par tout moyen » sont-ils compatibles avec le respect des délais de procédure ?

La possibilité de procéder à la diffusion des conclusions et pièces par tout moyen ne donnera pas systématiquement date certaine à cette communication selon le mode utilisé.

L’exécutif semble avoir omis que les échanges d’écritures ne consistent pas uniquement à faire progresser l’instruction d’une affaire mais qu’ils peuvent aussi déclencher des délais.

Pour l’heure, la question ne se pose pas puisque les juridictions n’ont pas d’autre activité que le traitement des procédures d’urgence.

Mais si, comme évoqué supra, les dispositions de cette ordonnance ont vocation à s’appliquer après la reprise d’une activité juridictionnelle normale et jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la cessation de l’état d’urgence sanitaire, des difficultés pourront survenir en matière de procédure avec représentation obligatoire devant la Cour d’appel où la transmission des conclusions entre les parties doit, à peine de sanction, intervenir dans un délai déterminé pour celle qui l’accomplit et ouvre un délai pour celle qui en est destinataire.

Ainsi, si l’avocat confiné fait le choix d’une transmission à un Confrère où à une partie qui n’a pas constitué avocat par un moyen qui ne lui conférera pas date certaine, étant rappelé que la remise des actes par RPVA ne s’impose qu’à l’égard des juridictions et pas entre les parties, il pourra par exemple s’exposer à la caducité de sa propre déclaration d’appel où ce que son adversaire conteste l’ouverture du délai qui lui était imparti pour conclure.

Il est donc primordial que les praticiens ne se laissent pas tenter par une communication libre afin d’éviter tout motif de contestation, ce d’autant plus que l’ordonnance n°2020-306 instaure un dispositif de prorogation des délais, certes complexe mais qui assure une sécurité juridique.

Il convient donc impérativement, lorsqu’un délai soumis à sanction est en jeu, de remettre les conclusions à la juridiction par RPVA, quand bien même celle-ci en ferait défense, où alors d’ajourner les transmissions en utilisant le mécanisme de prorogation des délais ; cette dernière option paraissant toutefois risquée alors que la réalisation de tout acte ou formalité dont le terme échoit pendant la période d’état d’urgence sanitaire est valable.

Existe-t-il une limite aux échanges des conclusions et pièces « par tout moyen » ?

Alors que le Code de procédure civile ne prévoit que trois modes de notification entre avocats, à savoir la notification par huissier (art. 672 du CPC), la notification directe entre avocats (art. 673 du CPC) et la notification par RPVA (art. 748-1 et s. du CPC), l’ordonnance élargit le champ des possibles avec une formulation sans contours puisque tous les moyens de communication seraient valables pour diffuser les conclusions et pièces.

Ainsi, outre les modes de notifications évoqués supra, les échanges pourraient donc être réalisés par des moyens non sécurisés qui pour certains ne permettront pas de justifier avec certitude de leur accomplissement.

On peut donc imaginer que ces transmissions pourront se faire par simple courriel, télécopie, lettre recommandée avec accusé de réception ou encore par lettre simple, dépôt au domicile de son adversaire ou au cabinet de son avocat, etc.

La Chancellerie précise dans sa circulaire que, quel que soit le mode de transmission choisi, les parties devront être en mesure de prouver la remise effective de leurs conclusions et pièces ainsi que sa date « afin de prévenir toute contestation ».

Cette préconisation, marquée au coin du bon sens, rend donc illusoire la possibilité d’échanges entre les parties véritablement « par tout moyen », ce d’autant plus que les dispositions de l’ordonnance semblent concerner toutes les parties et notamment celles qui sont assistées ou représentées par des avocats qui, nous l’avons vu, doivent continuer de respecter les règles imposées en matière de communication électronique (art. 850 du CPC devant le TJ et art. 930-1 du CPC devant la Cour d’appel).

Or, la nécessité de respecter les textes se heurte à la réalité technique puisque nombre de juridictions de première instance ont invité les avocats à cesser toute communication via RPVA (alors qu’il s’agit pourtant du moyen le plus sécure) afin de ne pas saturer les greffes mais aussi parce que les magistrats ne parviennent pas à se connecter au réseau privé virtuel et donc à leurs applications métiers…

La liberté des échanges est également circonscrite par une référence au sacro-saint principe du contradictoire qui vient timidement encadrer la communication sans limite de moyen puisque le Juge doit avoir la certitude que la partie destinataire a bien reçu les conclusions et pièces de son adversaire et dans un délai suffisant pour pouvoir en prendre connaissance.

Il ne s’agit pas d’une nouveauté mais d’une simple application de l’article 16 du Code de procédure civile.

Le renvoi au respect du principe du contradictoire pourrait être une nouvelle source de discussion sur l’effectivité et le moment de la transmission.

On sait que l’enfer est pavé de bonnes intentions et qu’en voulant simplifier les modes de communication en cette période exceptionnelle, le gouvernement risque d’avoir ouvert la porte à un contentieux sur la validité des échanges des conclusions et pièces durant l’état d’urgence sanitaire.

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]