Par Brunessen Bertrand, Professeure à l’Université Rennes 1

Sans doute l’un des arrêts les plus attendus de ces dernières années, l’arrêt French Data Network rendu par l’Assemblée du Conseil d’Etat le 21 avril 2021 est un arrêt en trompe l’œil sur le dialogue des juges et la conciliation qu’il opère entre droit de l’Union et droit constitutionnel s’agissant de la question de la conservation et de l’accès des autorités publiques aux données de connexion.

L’arrêt est fondamental pour des raisons politiques et juridiques. Sur le plan politique, il exprime la recherche d’un équilibre entre protection des données personnelles, vie privée et efficacité de la lutte contre la criminalité et le terrorisme et donc, au fond, une certaine vision de l’ordre politique et social. La sensibilité de ces enjeux est évidemment de nature à susciter de vives réactions dans la société.

L’arrêt s’inscrit aussi dans un contexte institutionnel inédit : était aussi en jeu le positionnement du Conseil d’Etat, à la vérité délicat, dans un contexte marqué par une césure progressive avec la Cour de justice qui avait conduit le gouvernement à lui demander de ne pas appliquer la jurisprudence européenne. Par la concordance des temps avec la première demande d’avis adressée à la CEDH, le Conseil d’Etat souffle le chaud et le froid sur le dialogue des juges (CE, 15 avril 2021, n°439036).

Dans quel contexte juridique s’inscrit l’arrêt ?

Deux régimes législatifs français étaient contestés par les requérants au regard de la jurisprudence européenne : d’une part, l’obligation faite aux opérateurs de communications électroniques de conserver, pour une durée d’un an, de manière générale et indifférenciée les données de connexion pour la poursuite des infractions pénales, et, d’autre part, certaines techniques et missions des services de renseignement. Etait ainsi en cause le recours aux algorithmes par les services de renseignement, dans un contexte où un projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement cherche à pérenniser ce dispositif.

Pour la première fois depuis le début de la construction européenne, le gouvernement demandait, en défense, au Conseil d’Etat de ne pas appliquer la jurisprudence de la Cour de justice afin de respecter plusieurs exigences constitutionnelles tenant au respect de la sauvegarde de la Nation, à la recherche des auteurs d’infractions pénales et à la lutte contre le terrorisme, dès lors que le recours aux données de connexion est devenu la principale technique d’investigation dans les enquêtes pénales et pour les services de renseignement.

Sur le plan juridique, l’enjeu était l’interprétation de la directive e-privacy par la Cour de justice qui, par une lecture très constructive du texte, avait condamné, sans réelle nuance, dans l’arrêt Tele 2, l’obligation de conservation généralisée des données de communications électroniques et la possibilité pour certaines autorités pénales d’y accéder. Précisons que sont essentiellement en cause les données de trafic et de localisation (et non le contenu des communications) comme les appels entrants et sortants, la durée des communications ou la localisation des appels.

La Cour de justice, estimant qu’il y a là une ingérence « particulièrement grave » dans la vie privée et la protection des données personnelles, interdit les législations nationales prévoyant une obligation de conservation générale et un accès, même fortement conditionné, des autorités publiques à ces données pour la criminalité ordinaire. Précisant sa solution au fil des arrêts, elle a aussi décidé, ex nihilo, de limiter ces législations nationales à des mesures de conservation ciblées pour la lutte contre la criminalité la plus grave et les menaces contre la sécurité publique. C’est que, depuis quelques années en effet, la Cour de justice a entrepris de combler elle-même le vide juridique créé par l’invalidation de la directive 2006/24 dans l’arrêt Digital Rights (CJUE, 8 avril 2014, aff. jtes C-293/12 et C-594/12), encouragée par l’inertie d’un législateur européen incapable de dépasser les blocages politiques cristallisés par ces questions, enrichissant inlassablement ses solutions de précisions d’une sophistication inouïe qui les éloignent de la réalité et des exigences légistiques élémentaires.

Interrogée sur la question de l’accès à ces données par les services de renseignements pour la lutte contre le terrorisme par le Conseil d’Etat qui insistait déjà sur la responsabilité exclusive des Etats membres pour la protection de la sécurité nationale au sens de l’article 4 TUE, la Cour de justice leur avait certes concédé, dans l’arrêt Quadrature du Net du 6 octobre 2020, la possibilité de prendre des mesures générales de conservation et d’accès en cas de menace réelle et actuelle pour la sécurité nationale, et pour une durée limitée seulement, tout en maintenant la ligne Tele2.

Quel sont désormais les possibilités de conservation et d’accès aux données de connexion ?

Pour dépasser l’aporie des principes, même si l’arrêt arbore un fort esprit de système, le Conseil d’Etat défend une approche pragmatique. Pour ne pas écarter expressément le droit de l’Union, le juge trouve une solution dont le pragmatisme surprend : les données de connexion étant de toute façon conservées au titre de la sécurité nationale, la question de la conservation (ciblée ou non) ne se pose plus, en pratique pour les enquêtes pénales puisque, de fait, l’autorité judiciaire est en mesure d’accéder à ces données. Ainsi, « aussi longtemps que » les questions de sécurité nationale justifieront la conservation généralisée de ces données, la question de la conciliation entre le droit de l’Union et le droit constitutionnel ne se posera pas en pratique. La solution a le mérite de temporiser une situation, qui, de toute façon, est appelée à évoluer avec l’adoption proche du règlement e-privacy.

Ainsi, le Conseil d’Etat censure simplement les dispositions en tant qu’elles ne prévoient pas certaines garanties posées par la Cour de justice (réexamen périodique de la menace sur la sécurité nationale, avis de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement qui doit être contraignant) tout en laissant un délai au pouvoir réglementaire pour les intégrer aux textes.

Au passage, l’arrêt souligne les incohérences matérielles et conceptuelles de la solution de la Cour de justice : la conservation ciblée qu’elle prescrit s’avère impossible à appliquer dès lors qu’il n’est évidemment pas possible d’anticiper la commission d’un crime, ni de déterminer à l’avance où il se produira et encore moins de cibler, sans méconnaître le principe d’égalité, les individus susceptibles de les commettre. La conservation indifférenciée et généralisée, interdite par la Cour de justice, est pourtant nécessaire à l’efficacité des enquêtes pénales, donc au respect des exigences constitutionnelles de prévention des atteintes à l’ordre public et la sécurité des personnes et des biens, ainsi qu’à la recherche des auteurs d’infractions.

Le Conseil d’Etat a-t-il méconnu le principe de primauté du droit de l’Union ?

L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat opère un exercice périlleux, qui relève véritablement de la haute voltige : si, formellement, il annule partiellement les textes et le refus ministériel de les abroger, il rappelle, dans le même temps, fermement les limites du principe de primauté et la supériorité de la Constitution dans l’ordre interne, tout en trouvant des solutions pratiques permettant au législateur de maintenir les dispositifs actuels de conservation et d’accès aux données sans avoir à écarter ouvertement le droit de l’Union.

Par un exercice de prestidigitation comme le Conseil d’Etat en a le secret, le juge a souhaité donner le sentiment de respecter le droit de l’Union sans pour autant appliquer dans sa plénitude la ligne de jurisprudence de la Cour de justice Tele 2 –Quadrature du Net, même si le communiqué de presse va sans doute un peu loin dans le jeu des apparences.

La solution est loin d’être inintéressante : elle a, en tout cas, le mérite d’éviter le conflit ouvert en s’inscrivant dans une logique de conciliation et de pluralisme constitutionnel assumé. La conciliation ne passe pas, en effet, par la dissimulation du conflit comme la Cour de justice l’avait fait dans l’arrêt MAS sous la menace de l’application de contre-limites par la Cour constitutionnelle italienne (CJUE, 5 décembre 2017, aff. C-42/17) ; le Conseil d’Etat assume sa position de fermeté en reformulant la ligne Arcelor (CE, 8 février 2007, n°287110). La réserve de constitutionnalité qui n’existait qu’en théorie est ici appliquée même si le Conseil, par une stratégie d’évitement, estime qu’il n’y a pas lieu d’aller au bout et d’activer ici ce filet de sécurité constitutionnel. S’il préfère déminer le conflit par une approche pragmatique, il ne faut cependant pas s’y tromper. D’une certaine façon, dire c’est faire, et le simple énoncé de la réserve de constitutionnalité paraît déjà en soi performatif.

Neutraliser un conflit ouvert avec la Cour de justice de l’Union européenne

La stratégie du Conseil d’Etat est volontairement ambivalente, voire ambigüe : en un sens, tout est fait pour déminer une guerre ouverte avec la Cour de justice dans un contexte où celle-ci fait l’objet de critiques assez sérieuses. Les stratégies à l’œuvre ne manquent pas : opérance des moyens (qui nous semble une limite en pratique beaucoup plus forte à l’efficacité du droit de l’Union), interprétation neutralisante du droit de l’Union, refus de l’ultra vires. Dans l’autre sens, le Conseil ne feint pas non plus l’irénisme : la fermeté du rappel de la primauté de la Constitution, y compris, ici, dans les éléments du bloc de constitutionnalité qui n’ont pas la plus forte portée normative (essentiellement des objectifs de valeur constitutionnelle) ne souffre d’aucune ambiguïté, a fortiori à la lumière des conclusions éclairantes, bien qu’à certains égards décoiffantes, d’Alexandre Lallet.

Le Conseil d’Etat applique la logique Arcelor dans une configuration contentieuse très différente. Arcelor prévoyait une requalification d’un moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’un acte de transposition ou de mise en œuvre du droit de l’Union en moyen d’inconventionnalité de l’acte de droit dérivé lui-même ; c’est la fameuse « translation » devant permettre une mise en œuvre implicite du principe de primauté respectueuse de l’identité constitutionnelle nationale : une forme de confiance – au demeurant plus unilatérale que mutuelle – entre juges fondée sur une présomption, réfragable, d’équivalence des blocs de constitutionnalité et de conventionnalité.

French Data Network apparaît comme un miroir d’Arcelor : le Conseil d’Etat fait une interprétation neutralisante du droit de l’Union (de la jurisprudence plus que du droit dérivé) de manière à le rendre compatible avec les exigences constitutionnelles et ne pas avoir à appliquer la réserve de constitutionnalité dans une hypothèse où, précisément, il n’y a pas d’équivalence matérielle entre le bloc de constitutionnalité et le bloc de conventionnalité. Dans ce « Arcelor 2.0 », le Conseil est confronté à une sorte de « lost in translation » puisque les exigences constitutionnelles de sécurité et d’ordre public ne sont pas protégées de manière équivalente par le droit de l’Union.

Réserve de constitutionnalité versus ultra vires

En privilégiant ainsi la voie déjà consacrée de la réserve de constitutionnalité, le Conseil d’Etat renonce à opérer un contrôle de l’utra vires, c’est-à-dire du respect de la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres. Ce contrôle existe pourtant sous des modalités diverses dans une pluralité de jurisprudences constitutionnelles nationales, et a été appliqué de façon spectaculaire par la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt du 5 mai 2020. Conscient de la dimension déjà fort iconoclaste de son arrêt qui désacralise un principe de primauté qui, pour n’avoir jamais été reconnu était en pratique plutôt respecté, le Conseil d’Etat n’a sans doute pas souhaité ajouter l’incertitude d’une voie nouvelle aux frontières bien aléatoires à la disruption. Si l’on comprend les raisons d’opportunité qui ont conduit le juge à ne pas ouvrir une telle brèche, a fortiori dans un contexte malheureux où elle pourrait aussi être instrumentalisée par la Pologne pour remettre en cause des valeurs européennes fondamentales, on peut malgré tout se demander si un ultra vires n’était pas juridiquement plus adéquat.

La réserve de constitutionnalité cherche surtout à protéger une spécificité constitutionnelle d’un ordre juridique national. On voit mal en quoi les exigences de sécurité ou d’ordre public seraient spécifiques à la Constitution française même si, en l’occurrence, elles ne sont pas protégées dans l’ordre juridique européen. A cela, s’ajoute une base constitutionnelle fragile : les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme font partie du bloc de constitutionnalité mais ils ne sont pas non plus des droits et libertés constitutionnellement garantis. Malgré leur juridicité, leur portée normative et leur invocabilité restent limitées et il n’est pas sûr qu’ils puissent fonder un noyau dur d’exigences constitutionnelles, même si la Cour de justice a, en quelque sorte, fait de même, toutes choses égales par ailleurs, en opposant la « valeur » de l’Etat de droit à la Pologne, donnant ainsi une portée contentieuse à une disposition à la juridicité incertaine. Ajoutons que la portée du principe de légalité des délits et des peines qui justifiait, selon la Cour constitutionnelle italienne, une application de la théorie des contre-limites ne semble pas non plus répondre à l’idée d’une véritable spécificité constitutionnelle. En tout état de cause, un ultra vires aurait aussi eu le mérite d’éviter de se trouver en porte-à-faux sur la défense des droits fondamentaux, ce qui est toujours un peu fâcheux, même si la Cour de justice n’a pas hésité, dans certaines affaires à défendre la primauté (CJUE, 26 février 2013, Melloni aff. C‑399/11) ou l’autonomie du droit de l’Union (CJUE, 18 décembre 2014, avis 2/13, Adhésion à la CEDH) au détriment d’un standard plus élevé des droits fondamentaux.

Au fond, si comme l’a affirmé la Cour de justice elle-même, « le juge national remplit, en collaboration avec la Cour, une fonction qui leur est attribuée en commun, en vue d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités » (CJUE, 8 mars 2011, avis 1/09, pt 69 ), le Conseil d’Etat reste dans son rôle en affirmant, ponctuellement, son interprétation du droit de l’Union notamment quand il s’agit de « sauver », au moins en apparence, la primauté de ce droit. A l’interprétation audacieuse et constructive de la Cour de justice, le Conseil d’Etat répond par la même stratégie contentieuse, c’est peut-être là de « bonne guerre » des juges.

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