Par Didier Rebut – Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris – Membre du Club des juristes
L’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans une décision rendue le 20 janvier 2023, a annulé la mise en examen de l’ancienne ministre de la Santé. La commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) avait en effet mis en examen Agnès Buzyn pour « mise en danger d’autrui » à la suite de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Didier Rebut estime que la Cour de cassation a infligé un camouflet à la CJR et en tire les conséquences sur la suite de la procédure ainsi que sur la mise en cause d’Edouard Philippe.

Quels sont les faits qui avaient conduit à la mise en examen de l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, par la Cour de justice de la République (CJR) ?

La CJR a été saisie par un réquisitoire introductif de M. le Procureur général de la Cour de cassation contre MM Édouard Philippe et Olivier Véran et Mme Agnès Buzyn. Ce réquisitoire introductif faisait suite à une transmission de la Commission des requêtes qui avait été saisie de plaintes contre des membres du gouvernement leur reprochant leur gestion de la crise du Covid-19.

Alors que l’infraction visée par le réquisitoire introductif était le délit d’abstention volontaire de combattre un sinistre prévu par l’article 223-7 du Code pénal, la commission d’instruction a retenu la qualification de mise en danger délibérée de la vie d’autrui définie par l’article 223-1 du Code pénal pour mettre en examen Mme Agnès Buzyn. Elle l’a conjointement placée sous le statut de témoin assisté par rapport au délit d’abstention volontaire de combattre un sinistre.

Cet ajout de l’infraction de mise en danger délibérée de la vie d’autrui entrait dans les pouvoirs de la commission d’instruction, puisque celle-ci n’est pas liée par la qualification pénale du réquisitoire introductif. Elle peut donc choisir une autre qualification ou en ajouter une ou plusieurs autres si elle considère que les faits dont elle est saisie en relèvent. C’est ce qu’elle a fait pour la qualification de mise en danger délibérée de la vie d’autrui qui n’avait pas été visée par le réquisitoire introductif.

Cette mise en examen a reproché à Mme Agnès Buzyn dix manquements liés à la gestion de la crise du Covid-19. Parmi ceux-ci, il y avait l’absence de commande suffisante de masques FFP2, la participation au discours des responsables publics sur l’absence d’utilité́ du port du masque en population générale, la consigne tardive de passer une commande de masques, l’absence d’anticipation concernant tous matériels nécessaires à la mise en œuvre d’une politique efficace de tests, l’absence de suivi des démarches engagées pour la vérification du stock de masques et l’ignorance des rapports d’experts. La commission d’instruction a considéré que ces manquements avaient donné lieu à la violation des articles L1110-1, L.1413-4 et L3131-1 du Code de la santé publique, L1141-1 et L.1142-8 du Code de la défense de même qu’à la violation du décret du 24 mai 2017 relatif aux attributions du ministre des Solidarités et de la Santé. Elle a estimé que ces violations relevaient du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, ce qui l’a conduite à mettre en examen Mme Agnès Buzyn au titre de ce délit.

Pour quelle(s) raison(s) l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a-t-elle annulé la mise en examen d’Agnès Buzyn ? Comment s’analyse juridiquement cette décision ?

L’Assemblée plénière de la Cour de cassation a annulé la mise en examen de Mme Agnès Buzyn parce qu’elle a considéré que ces motifs ne correspondaient pas aux conditions d’application du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui.

Il faut préciser que ce délit punit une mise en danger résultant de la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Cela nécessite d’identifier la loi ou le règlement qui a prévu cette obligation et de vérifier que cette obligation est particulière. Sur ce point, la Cour de cassation définit précisément cette notion d’obligation particulière. Selon cette définition et comme cela est écrit dans l’arrêt de l’Assemblée plénière, l’obligation particulière est celle qui est objective, immédiatement perceptible et clairement applicable sans faculté d’appréciation personnelle. À ce titre, il ne faut pas que le texte en cause laisse une marge d’appréciation à la personne qui y est soumise. Par exemple, la Cour de cassation a considéré que l’article R4127-32 du Code de la santé publique disposant que les médecins assurent personnellement à leur patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science ne prévoit pas une obligation particulière de prudence ou de sécurité parce qu’il ne détermine pas précisément l’acte à accomplir par le médecin. Il en découle que l’article R4127-32 ne peut pas être pris en compte au titre du délit de mise en danger de la vie d’autrui, puisqu’il ne définit pas d’obligation particulière.

En l’occurrence, l’Assemblée plénière a analysé l’ensemble des articles de lois et le décret qui ont été cités par la commission d’instruction à l’appui de sa mise en examen de Mme Agnès Buzyn et elle a considéré qu’aucun de ces textes ne prévoit d’obligation particulière de prudence ou de sécurité. Cela l’a conduite à annuler cette mise en examen pour défaut d’indices graves ou concordants en application de l’article 80-1, alinéa 1er, du Code de procédure pénale. En effet, une mise en examen pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui ne peut pas, par hypothèse, être fondée sur des indices graves ou concordants si les textes visés ne prévoient pas d’obligation particulière de prudence ou de sécurité.

La décision de l’Assemblée plénière est conforme à la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation sur la notion d’obligation particulière, de même que sur la nullité de la mise en examen. On peut s’étonner que la commission d’instruction n’ait pas vu que les dispositions qu’elle visait ne prévoyaient pas d’obligation particulière au sens où cette notion est définie par la chambre criminelle. On pourrait légitimement escompter qu’une juridiction, qui est composée de trois magistrats de la Cour de cassation, vérifie scrupuleusement les conditions des infractions qu’elle applique. Il faut ajouter que l’Assemblée plénière a aussi annulé des auditions que la commission d’instruction a faites sans être au complet. L’Assemblée plénière a considéré que la composition de la commission d’instruction est d’ordre public, ce qui lui interdit d’entendre les membres du gouvernement sans que ses trois magistrats y soient présents. On peut là-encore être étonné que la commission d’instruction n’ait pas perçu que de telles auditions étaient irrégulières.

L’arrêt de l’Assemblée plénière est un camouflet pour la commission d’instruction qui est sanctionnée pour la mise en œuvre d’une qualification pénale qu’elle a elle-même choisie d’appliquer et pour ses fautes de procédure. Cela ne manquera pas d’alimenter les fortes critiques qui lui ont reproché sa précipitation à agir. Car la décision de l’Assemblée plénière montre que cette précipitation l’a conduite à commettre des grossières erreurs de droit en plus d’une immixtion en temps réel dans la gestion de la crise du Covid-19 par le gouvernement.

Quelles sont les conséquences de l’annulation de la mise en examen d’Agnès Buzyn sur la procédure d’instruction de la CJR ?

L’annulation de la mise en examen de Mme Agnès Buzyn du chef de mise en danger délibérée de la vie d’autrui a entraîné son placement sous statut de témoin assisté en application de l’article 174-1, du Code de procédure pénale. Cet article prévoit en effet que la personne dont la mise en examen est annulée pour absence d’indices graves ou concordants est considérée comme témoin assisté. Mme Agnès Buzyn est donc désormais témoin assisté pour abstention volontaire de combattre un sinistre et pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui.

Cette annulation ne met pas fin à l’action de la commission d’instruction qui continue d’informer sur les faits dont elle a été saisie. Mais elle affaiblit son instruction parce qu’elle supprime la seule mise en examen qu’elle a prononcée. Rappelons que M. Édouard Philippe a été placé sous le statut de témoin assisté pour abstention volontaire de combattre un sinistre et mise en danger délibérée de la vie d’autrui et que M. Olivier Véran n’a pas été entendu pour le moment.

Le placement sous le statut de témoin assisté de M. Édouard Philippe et de Mme Agnès Buzyn pour abstention volontaire de combattre un sinistre témoigne, à tout le moins, de la prudence sinon de la réserve de la commission d’instruction au regard de ce délit qui suppose que l’auteur a voulu s’abstenir de prendre des mesures pour combattre un sinistre. C’est une volonté dont il n’apparaît pas sérieux de considérer qu’elle aurait pu être celle de Mme Agnès Buzyn et de MM. Édouard Philippe et Olivier Véran. C’est sans doute la raison qui a conduit la commission d’instruction à appliquer le statut de témoin assisté pour ce délit et à retenir la qualification de mise en danger délibérée de la vie d’autrui pour la mise en examen de Mme Agnès Buzyn. Ce délit requiert une intention différente qui s’apprécie par rapport à la violation d’une obligation et non par rapport au combat contre un sinistre. Cette intention a donc pu sembler plus adaptée par la commission d’instruction de la CJR. Son choix de recourir à la mise en danger délibérée de la vie d’autrui vient de se heurter à l’arrêt de l’Assemblée plénière qui semble en signer l’échec. Car il est peu vraisemblable que la commission d’instruction mette à nouveau en examen Mme Agnès Buzyn pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui en visant d’autres textes. Outre que l’on peut douter qu’il existe des textes prévoyant une obligation particulière de prudence ou de sécurité à la charge des ministres dans le cadre de leur gestion de la crise du Covid-19, pareille mise en examen apparaîtrait nécessairement comme un acharnement politique et discréditerait davantage la commission d’instruction.

L’annulation de la mise en examen de Mme Buzyn pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui semble donc interdire le recours à cette qualification à son encontre ainsi qu’à l’encontre de MM. Édouard Philippe et Olivier Véran. Dès lors que la qualification d’abstention volontaire de combattre un sinistre apparaît pareillement impossible à retenir, on peut douter que Mme Buzyn et MM. Édouard Philippe et Olivier Véran soient renvoyés devant la formation de jugement de la CJR d’autant plus que plusieurs procès-verbaux d’audition ont été retirés du dossier d’instruction.

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