Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, maître de conférences en droit public à l’Université de Bretagne Occidentale et à Paris-Dauphine

Le 8 avril 2021, l’Assemblée nationale a adopté en dernière lecture une proposition de loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion. C’était une première depuis le début de la Ve République. Il faut en effet remonter à la « loi Deixonne » de janvier 1951 pour retrouver une loi sur le même sujet. Cette nouvelle et prudente étape ne semble pourtant pas appréciée par tous puisque le 22 avril soixante députés ont saisi le Conseil constitutionnel. À bien des égards, cette démarche ne manque pas de surprendre.

Quelles sont les originalités de cette saisine ?

Ce qui déconcerte tout d’abord c’est sa discrétion. Il est de tradition constante qu’une telle démarche s’accompagne d’une revendication politique par ses auteurs. Saisir le Conseil constitutionnel est, pour les parlementaires, la dernière arme d’un combat législatif en passe d’être perdu. Après avoir épuisé les possibilités de procédure lors des débats, après avoir défendu avec acharnement des amendements, après avoir bataillé lors des votes, l’appel au juge constitutionnel est l’ultime moyen de faire entendre ses arguments. La saisine est donc généralement valorisée par sa publication, accompagnée d’une liste des signataires revendiquée avec fierté et dont l’ampleur est régulièrement présentée comme l’illustration de la force des raisonnements développés.

Or, dans le cas d’espèce, c’est le silence qui accompagne la démarche. Pas un député ne revendique la paternité de la saisine. Aucune liste n’a été publiée. Pas le moindre communiqué pour expliquer les motivations.

La seconde curiosité tient aux réactions parues dans la presse à l’annonce par le Conseil du dépôt de la saisine. En effet, dès le 27 avril, dans Le Canard Enchaîné, une députée révèle que lorsqu’elle a « mesuré le tort [que la saisine] pouvait causer à certains d’entre nous », elle a « aussitôt saisi le Conseil pour la retirer », deux jours plus tard, Mediapart titre « piégés, des députés LREM font marche arrière sur la loi pour les langues régionales », puis dans Le Figaro du 30 avril, on apprend que « trois députés au moins, s’estimant s’être fait forcer la main, ont demandé à se retirer ». Enfin, de nombreux tweets de journalistes le 4 mai 2021, racontent que durant la réunion du groupe LREM qui se tenait le même jour, « des députés dénoncent la méthode retenue pour recueillir les signatures ».

Une telle confusion est parfaitement singulière. La législature se termine, l’inexpérience ne peut donc pas être avancée comme explication. La seule hypothèse est donc la gêne devant une méthode manifestement cavalière.

Le troisième objet de circonspection vient éclairer les deux premiers. Il s’agit du dépôt lui-même. Il est intervenu le 22 avril à quelques heures du terme du délai constitutionnel. Comme s’il résultait d’une précipitation confuse, d’une décision pas vraiment mûrie. Et là encore, des articles de presse accréditent cette impression puisque La Lettre A du 26 avril puis le site web de France télévision le 28 avril mentionnent que ce serait « la cheffe du pôle parlementaire au cabinet du ministre de l’Éducation nationale qui serait l’auteur du texte transmis au Conseil ».

Enfin, le dernier étonnement est lié à l’origine de la démarche. Il est exceptionnel que ce soit la majorité parlementaire qui saisisse le Conseil. Par définition, un texte ne peut être adopté que si les parlementaires qui soutiennent le gouvernement l’approuvent (ce qui est le cas ici puisque sur les 247 voix favorables à la loi, 137 provenaient de la majorité) et il est inhabituel que d’autres membres de la même majorité se retournent ensuite vers le juge pour le faire censurer.

À ma connaissance, seulement deux cas se rapprochent d’une pareille configuration. Le 24 décembre 1974, 81 députés UDR s’emparaient de leur nouveau droit de saisine pour porter au Conseil la loi défendue par le gouvernement de Jacques Chirac sur l’interruption volontaire de grossesse. Et le 31 janvier 2012, les juges constitutionnels étaient saisis par 76 sénateurs et 65 députés, dont la moitié appartenant à la majorité, du texte visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi.

Ces particularités entraînent-elles des effets juridiques ?

Il appartiendra au Conseil d’en décider puisqu’il est le seul maître de son office. Néanmoins, un point au moins mériterait d’être éclairci : le Conseil peut-il vérifier la réalité et l’authenticité de la signature des saisissants ?

Il a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la validité de la saisine par télécopie et sur la possibilité de se « désister » (n° 96-386 DC du 30 décembre 1996). En effet, en 1996, un certain nombre des signatures des requérants avaient été transmises par télécopie et entre la date de la saisine et l’ouverture de la séance, plusieurs députés, par courrier adressé au Conseil, avaient déclaré soit qu’ils avaient signé « par erreur », soit qu’ils entendaient « retirer » leur signature.

Sur ces bases, il a jugé qu’il « appartenait aux auteurs des saisines de permettre par une signature manuscrite, l’authentification des requêtes qu’ils entendaient lui adresser ». Dès lors, on peut en déduire que la signature doit être manuscrite et que le retrait n’est possible qu’en cas erreur matérielle, de fraude ou de vice de consentement.

Or, à lire les articles consacrés à cette saisine, il semble établi que plusieurs signatures n’ont pas été manuscrites, mais seraient des fac-similés. Ce fait – s’il était avéré – serait-il de nature à rendre irrecevable cette saisine ? Je ne sais mais il pourrait a minima conduire le Conseil à décider de s’assurer du scrupuleux respect du droit à le saisir, confié à chaque parlementaire par l’article 61. L’office du Conseil constitutionnel comme juge de la loi est un exercice suffisamment sensible pour que les conditions dans lesquelles il est conduit à le faire ne soient pas l’objet de suspicion.

Après tout, le Conseil procède déjà à ce type de contrôle en vérifiant formellement la réalité et la sincérité de la présentation des parrainages reçus au moment de l’élection présidentielle. De même, il lui appartient de s’assurer, dans le cadre d’une proposition de loi portant un référendum d’initiative partagée, qu’elle est bien présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement à la date d’enregistrement de sa saisine.

Accessoirement, ce cas requestionne la publication des saisines. Comme on le sait, sans doute pour garantir la sérénité de ses travaux, le Conseil se refuse à toute publicité et se contente de publier la lettre de saisine au moment de sa décision. Partant, sur ce dossier précis, c’est par des indiscrétions de presse que le document a été connu, avec toutes les incertitudes sur sa véracité. On pourrait rêver d’une procédure plus transparente.

Le fait que ce soit le Secrétariat général du gouvernement (SGG) qui défende la loi devant le Conseil ne vous interpelle pas ?

La procédure applicable devant le Conseil n’est pratiquement pas codifiée. C’est donc le pragmatisme qui a figé les habitudes et notamment celle qui confie au SGG la responsabilité de produire les observations au nom du gouvernement.

Et il est vrai qu’il peut paraître curieux que seul le SGG participe à la procédure quand le texte à défendre a été adopté contre le vœu du gouvernement. Ce qui est le cas de la proposition de loi déposée par Paul Molac, devenue loi le 8 avril dernier.

Mais il faut se rappeler que les 3 et 5 juin 1986, Robert Badinter avait proposé aux bureaux des assemblées de permettre aux rapporteurs des commissions saisies au fond de présenter « es qualité » des observations ou de répliquer à celles du gouvernement. Et curieusement, les deux présidents, Alain Poher et Jacques Chaban-Delmas, avaient décliné la proposition au motif que « les fonctions de rapporteur de commission prennent fin avec le vote définitif de la loi, c’est-à-dire avant la saisine du Conseil ». Une fois de plus, le législateur s’était laissé enfermer dans une quasi-impuissance en partie consentie.

Sans nier les difficultés d’une évolution de la procédure (comment traiter différemment les DC et les QPC ? Que faire en cas de lois antérieures à 1958 ?), il ne serait pas incongru de revisiter cette procédure pour permettre au législateur d’être entendu.