Par Didier Rebut – Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas – Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris – Membre du Club des juristes
Face aux violations des sanctions prises par l’Union européenne à l’égard de la Russie, à la suite de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, le Conseil de l’Union européenne a décidé de réagir en adoptant le 28 novembre une décision destinée à ajouter la violation de ces sanctions à la liste des infractions pénales de l’Union européenne.

Le Conseil de l’Union européenne a adopté le 28 novembre 2022 une décision visant à ajouter la violation des sanctions à l’encontre de la Russie à la liste des infractions pénales de l’Union européenne. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’Union européenne (UE) a adopté huit paquets de sanctions économiques contre la Russie à la suite de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Elle a, par exemple, pris des mesures d’embargo sur le pétrole, le charbon et l’or russes qui interdisent leur achat et leur importation dans les États membres. Elle a aussi décidé des interdictions de vente de certains produits à la Russie comme des biens de haute technologie et les armes. Elle a également gelé les avoirs dans l’UE de la banque centrale russe, de Vladimir Poutine et d’un grand nombre de personnes et entités qui sont liées au gouvernement russe et soutiennent sa politique. C’est ainsi que plusieurs yachts appartenant à des oligarques russes proches du pouvoir ont été saisis dans des États membres. Il en est allé de même pour des avoirs de l’État russe ou des personnalités visées par les sanctions.

Ces sanctions ont parfois fait l’objet de contournements voire de violations pour éviter leur application. L’embargo sur le pétrole aurait ainsi été violé par des entités étrangères ayant acheminé du pétrole russe par des pays tiers. Des avoirs auraient été dissimulés derrière des sociétés écrans ou des prête-noms. Des sanctions auraient même été insuffisamment appliquées dans des États membres. Le montant des avoirs russes gelés en Hongrie s’élèverait à 3000 $, ce qui a été dénoncé par la Commission.

Le droit de l’UE ne punit pas la violation de ces contournements ou manquements à ces sanctions. Cette violation relève directement des droits nationaux qui diffèrent beaucoup les uns par rapport aux autres. Ceux-ci ne punissent généralement pas ces violations en elles-mêmes mais dans la mesure où elles réalisent une infraction douanière ou un blanchiment ou une tentative de blanchiment. Il en découle une grande disparité et même une inefficacité de la sanction de ces violations. C’est pour uniformiser et rendre effective la sanction de ces violations que le Conseil a décidé de les ajouter à la liste des infractions de l’UE.

Pourquoi cette décision est-elle remarquable ?

Elle est remarquable parce qu’elle ouvre la voie à une répression pénale des violations des sanctions économiques prises contre la Russie. C’est un nouveau signe fort du soutien de l’UE à l’Ukraine car elle va largement renforcer l’efficacité de ces sanctions en réprimant pénalement ceux qui s’emploient à les mettre en échec. Or, on sait que ces sanctions font partie des instruments qui peuvent affaiblir économiquement la Russie en l’appauvrissant.

Cette décision est aussi remarquable par sa portée qui n’est pas limitée aux seules violations des sanctions contre la Russie, puisqu’elle concerne l’ensemble des sanctions économiques du même type prises par l’UE. L’UE va ainsi se doter d’un dispositif répressif comparable à celui des États-Unis qui punit la violation des mesures d’embargos décidées par les autorités américaines. La violation des sanctions adoptées par l’UE sera punie en elle-même dans les États membres et sa répression y aura le même régime.

Cette décision est enfin remarquable en droit de l’UE car elle donne lieu à la première augmentation par le Conseil de la liste des infractions de l’UE. Il faut rappeler que les infractions de l’UE sont énumérées par l’article 83 § 1 du Traité du fonctionnement de l’UE (TFUE) issu du Traité de Lisbonne. Il s’agit du terrorisme, de la traite des êtres humains et de l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, du trafic illicite de drogues, du trafic illicite d’armes, du blanchiment d’argent, de la corruption, de la contrefaçon de moyens de paiement, de la criminalité informatique et de la criminalité organisée. Cette liste est limitative, ce qui signifie que l’UE n’a pas de compétence pour adopter des règles de nature pénale pour d’autres infractions sauf si elles sont nécessaires à la mise en œuvre d’une politique de l’Union comme cela a été le cas pour les infractions d’abus de marchés.

Mais l’article 83 § 1 TFUE prévoit que la liste des infractions entrant dans la compétence directe de l’UE peut être augmentée par le Conseil, dès lors que ces infractions concernent « une criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière résultant du caractère ou des incidences de ces infractions ou d’un besoin particulier de les combattre sur des bases communes ». C’est sur le fondement de cette disposition que le Conseil a adopté sa décision. Celle-ci a donc ajouté la violation des sanctions économiques de l’UE à la liste des infractions pour lesquelles l’UE a une compétence directe. Cette compétence lui permet de définir les infractions réalisées par la violation de ces sanctions et de fixer des règles relatives aux peines qu’elles encourent. C’est la première fois que le Conseil utilise la possibilité qui lui est offerte par l’article 83 § 1 TFUE de rajouter une infraction à la liste issue du Traité de Lisbonne.

Quelle a été la genèse de cette décision et comment va-t-elle entrer en vigueur ?

Cette décision remonte à la Présidence française de l’UE, puisqu’elle a son origine dans une demande du 30 juin adressée par le Conseil au Parlement. L’article 83 § 1 TFUE prévoit que la décision d’ajouter une infraction à sa liste nécessite l’approbation préalable du Parlement. C’est cette approbation qui a été sollicitée par le Conseil dans sa demande du 30 juin dernier. Cette approbation ayant été obtenue, le Conseil a adopté sa décision à l’unanimité comme le prévoit l’article 83 § 1 TFUE. Cette décision atteste de la continuité dans la Présidence de l’UE entre la France et la République tchèque.

La décision du 28 novembre n’est cependant qu’une étape dans la création et l’entrée en vigueur des sanctions pénales applicables à la violation des mesures restrictives prises par l’UE. Car elle ne créée pas les infractions qui punissent ces violations et ne fixent pas des règles pour leur répression. Elle se limite à ajouter ces infractions à la liste de l’article 83 § TFUE pour autoriser l’adoption de dispositions les définissant et fixant des règles pour leur répression. L’adoption de ces dispositions va faire l’objet de la seconde étape de ce processus qui s’est engagée après la décision du 28 novembre. Cette seconde étape va donner lieu à une proposition de directive par la Commission dans laquelle celle-ci va mettre en œuvre la décision du 28 novembre 2022. Cette proposition de directive devrait intervenir dans des délais très brefs, la Commission ayant fait savoir qu’elle serait faite à la fin de la semaine suivant la décision du 28 novembre. Cette proposition de directive va définir les infractions punissant la violation des sanctions de l’UE et fixer des règles minimales pour leur sanction conformément à l’article 83 § 1 TFUE. Cette proposition sera ensuite soumise au Parlement et au Conseil aux fins d’adoption d’une directive. C’est cette directive qui sera le texte mettant en œuvre la décision du 28 novembre et sur le fondement de laquelle la violation des sanctions de l’UE pourra être pénalement sanctionnée. On peut supposer que ce processus sera rapide compte-tenu de la position unanime des États membres pour sanctionner pénalement la violation des mesures économiques prises contre la Russie et ses intérêts.

Comment les sanctions de la violation des mesures de l’UE seront-elles être appliquées ? Le Parquet européen pourrait-il être compétent ?

Cette application va incomber aux États membres compte-tenu de la nature pénale des sanctions qui seront applicables à la violation de ces mesures. Les institutions européennes n’ont pas de compétence pénale leur permettant d’infliger elles-mêmes des sanctions de cette nature. Il appartiendra donc aux États membres de punir ces violations en les poursuivant devant leurs juridictions pénales. Cela les obligera à transposer la directive dans leur législation interne en créant les infractions établies par cette directive et en respectant les règles de répression qu’elle a fixées. Il en découlera une uniformisation de la répression de ces violations dans l’ensemble des États membres de l’Union qui définiront tous pareillement ces infractions, lesquelles y feront l’objet d’un régime répressif très proche. Cette répression va aussi relever d’une obligation pour les États membres qui devront la mettre en œuvre.

La poursuite de ces violations pourrait aussi être confiée au Parquet européen. C’est ce qu’ont réclamé les ministres français et allemand de la justice dans une tribune du 29 novembre 2022 publiée par le journal Le Monde. Ceux-ci ont mis en avant l’efficacité dont le parquet européen a fait preuve depuis son entrée en fonction le 1er juin 2021. Ils ont souligné que le parquet européen a été créé pour les affaires de fraudes internationales dont relèvent les violations des sanctions de l’UE. C’est pourquoi ils ont appelé à l’extension de la compétence du parquet européen pour qu’il puisse être l’autorité qui dirige les enquêtes sur ces violations et les poursuit devant les juridictions des États membres ayant adopté le parquet européen.

Il est certain que cette compétence du parquet européen renforcerait l’efficacité du dispositif de répression de la violation des sanctions de l’UE en la confiant à une autorité de poursuite spécialisée dans le domaine de la criminalité transfrontière. Elle donnerait aussi une image d’unité dans la répression européenne de ces violations, puisque cette répression serait exercée par un organe de l’UE et qu’elle serait, de ce fait, unifiée dans les États membres concernés. Aussi faut-il souhaiter que l’appel des ministres français et allemands sera entendu par les autres États membres participant à la coopération renforcée sur le parquet européen.

Dans cette hypothèse, il incombera à ces États d’étendre formellement la compétence du parquet européen en lui intégrant la violation des sanctions de l’UE. L’article 86 TFUE prévoit que la compétence du parquet européen peut être étendue « à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière (…) en ce qui concerne les auteurs et les complices de crimes graves affectant plusieurs États membres ». Ces critères sont assurément présents dans la violation des sanctions de l’UE. Il n’y a donc aucun obstacle à ce que la compétence du parquet européen soit étendue à ces violations.

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