Par Anne Hamonic – Maitre de conférences à l’Université de Rennes 1 – Institut de l’Ouest : Droit et Europe (IODE)
L’agression armée de l’Ukraine par les troupes russes a mené à un conflit armé en Europe, aux portes de l’Union européenne. La réaction de cette dernière a été plurielle, et des décisions inédites ont été prises, certaines symbolisant un « moment charnière » pour l’Union, à l’égard des questions militaires et de défense. Comment l’agression armée de l’Ukraine contribue-t-elle à révéler l’Union européenne en tant qu’acteur de défense ?

Une intervention en Ukraine est-elle envisageable au titre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union ?

Sur le fondement de la PSDC de l’Union, une intervention est permise par le traité sur l’Union européenne (TUE) dans deux hypothèses, l’une au nom de l’assistance mutuelle, l’autre dans une optique de gestion de crise.

Au titre de l’assistance mutuelle, depuis le traité de Lisbonne, l’article 42, § 7, TUE dispose qu’« [a]u cas où un Etat membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres Etats membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. […] ». Exerçant alors leur droit de légitime défense collective, l’Etat agressé et les autres Etats membres de l’Union peuvent ainsi recourir légalement à la force armée pour réagir à l’agression. L’Union constitue alors le cadre juridique d’activation de l’assistance mutuelle. La réaction à l’agression armée ne donne pas lieu à une opération au nom de l’Union, mais à « une aide et  […] une assistance bilatérales » discutées entre l’Etat membre agressé et chacun des autres Etats membres, pour un soutien à ce dernier qui peut être militaire ou non-militaire.

Cette clause d’assistance mutuelle n’est toutefois pas actionnable par et au profit de l’Ukraine, car cette dernière n’est pas membre de l’Union. Et l’« intégration sans délai de l’Ukraine [au sein de l’Union] via une nouvelle procédure spéciale », demandée par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, n’apparaît pas compatible avec l’article 49 TUE régissant l’adhésion de nouveaux Etats membres (voir Article de F. Martucci sur notre Blog). En revanche, si l’agression armée russe devait s’étendre à un Etat membre de l’Union, comme la Pologne par exemple, l’article 42, § 7, TUE pourrait être invoqué par cet Etat, comme la France l’a fait à la suite des attentats terroristes de novembre 2015. Mais si l’Etat membre agressé devait être membre, également, de l’OTAN, il pourrait préférer activer la clause d’assistance mutuelle de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord, lui permettant de bénéficier de l’assistance des Etats-Unis notamment.

Au titre de la gestion des crises, l’Union peut mener en son nom, sur le territoire d’Etats tiers, et grâce à des capacités civiles et militaires mises à disposition par ses Etats membres,  des opérations destinées à « assurer le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationales ». En la matière, l’Union a une compétence éprouvée, avec la conduite de près de 40 opérations de gestion de crise en 20 ans, dont 18 sont en cours. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les différentes catégories d’opérations de gestion de crise présentent une faisabilité juridique et une pertinence variables.

En effet, l’option d’une opération militaire de l’Union, avec un mandat permettant le recours à la force armée, requerrait l’obtention d’une autorisation préalable du Conseil de sécurité des Nations unies. Or, l’adoption à cet effet d’une résolution fondée sur le Chapitre VII de la Charte des Nations unies suppose le vote favorable des cinq membres permanents, dont fait partie la Russie. L’hypothèse n’est dès lors pas plausible (voir Article de JM. Sorel sur notre Blog).

Pour une mission militaire ou une mission civile de l’Union, dans le cadre desquelles il ne peut y avoir recours à la force armée, l’invitation par les autorités ukrainiennes à intervenir sur le territoire de leur pays suffirait à assurer la légalité du déploiement au regard du droit international. Toutefois, les tâches pouvant être assumées par ces missions paraissent pour l’heure inadaptées : il est trop tard pour une mission militaire de l’Union dont le rôle est habituellement de former les forces armées d’un Etat tiers ; il est trop tôt pour une mission civile de l’Union qui intervient généralement pour assurer la surveillance du cessez-le-feu et contribuer à la stabilisation post-conflit (comme EUMM Georgia depuis 2008) ou pour aider à la consolidation de la paix et prévenir un nouveau conflit (grâce au déploiement de policiers ou de magistrats, par exemple). La mission de conseil de l’Union sur la réforme du secteur de la sécurité civile en Ukraine (EUAM Ukraine), présente depuis 2014, a d’ailleurs dû évacuer le pays. A la fin du conflit néanmoins, le cas échéant, le mandat de cette dernière pourrait être adapté ou une autre mission civile pourrait être mise sur pied en Ukraine, en vue d’assurer une surveillance du cessez-le-feu. L’unanimité au sein du Conseil de l’Union sera alors requise, comme pour la mise en place de toute opération de gestion de crise, conformément à l’article 31 TUE.

 Comment l’Union contribue-t-elle à la fourniture d’équipements, y compris létaux, aux forces armées ukrainiennes ? 

A l’égard des crises et conflits extérieurs, l’Union prône une « approche intégrée » qui consiste notamment à mobiliser l’ensemble des politiques et instruments pertinents à sa disposition, sa « boîte à outils ». Ainsi, en réaction à l’agression armée russe, l’Union a notamment adopté des mesures restrictives ciblant des personnalités russes (voir Articles sur notre Blog), exclu des banques russes du système bancaire Swift, ou encore octroyé une protection temporaire aux personnes déplacées en provenance d’Ukraine.

Le 28 février 2022, le Conseil de l’Union a également adopté une décision qui a eu un fort retentissement : la décision (PESC) 2022/338 prévoyant une mesure d’assistance d’un montant de 450 millions d’euros pour 24 mois, en vue de la fourniture aux forces armées ukrainiennes « d’équipements et de plateformes militaires conçus pour libérer une force létale ». Elle est accompagnée d’une seconde décision ((PESC) 2022/339), dotée de 50 millions d’euros pour 24 mois, permettant le financement de « la fourniture d’équipements et de fournitures non destinés à libérer une force létale, tels que des équipements de protection individuelle, des trousses de premiers secours et du carburant, aux forces armées ukrainiennes ».

Ces deux mesures d’assistance sont financées via la Facilité européenne pour la paix (FEP), créée en mars 2021. Relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), c’est un instrument financier extrabudgétaire qui permet le « financement, par les États membres, d’actions de l’Union au titre de la [PESC] afin de préserver la paix, de prévenir les conflits et de renforcer la sécurité internationale […] ». Chaque Etat membre contribue alors sur la base d’une clé de répartition fondée sur le revenu national brut.

La décision de financer la fourniture d’équipements aux forces armées ukrainiennes est ainsi une décision de l’Union, mais cette action n’est pas financée par le budget de l’Union, donc pas par l’Union à proprement parler. En outre, l’Union ne disposant pas, en propre, des équipements visés, ce sont les Etats membres qui les fourniront (ou les ont déjà fournis, car les deux décisions sont applicables rétroactivement « à partir du 1er janvier 2022 »). Par ces deux décisions, l’Union organise ainsi le financement solidaire, par les Etats membres, de la fourniture d’équipements, y compris létaux, aux forces armées ukrainiennes (voir Article de A. Potteau sur notre blog).

Il ne s’agit pas de la première utilisation de la FEP depuis mars 2021 (voir Articles sur notre Blog E. Castellarin). Toutefois, c’est la première fois qu’est concernée la fourniture d’équipements conçus pour libérer une force létale. Ce faisant, pour le Haut représentant de l’Union, Josep Borrell, « un […] tabou est tombé ». Lors de la réunion informelle des chefs d’Etats ou de gouvernement à Versailles les 10 et 11 mars 2022, il a été prévu d’avoir « davantage recours à la [FEP] », et d’ajouter 500 millions d’euros supplémentaires à cette Facilité.

Pourquoi cette guerre devrait-elle accélérer le développement des capacités de défense des Etats membres et pourrait-elle favoriser l’autonomie stratégique de l’Union ?

 Depuis 2016, année du vote en faveur du Brexit et de l’adoption de la Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE (SGUE), différentes innovations visant au renforcement des capacités de défense des Etats membres, comme la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO) et le Fonds européen de la défense (FEDEF), ont contribué à la relance de la défense dans le cadre de l’Union européenne. Ces initiatives visent en particulier à favoriser la coopération entre les Etats membres dans ce secteur, pour décloisonner les marchés nationaux de défense au profit d’un marché unique, réduire la duplication des moyens et développer une base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Ce faisant, elles participent également de l’évolution vers l’autonomie stratégique en matière de défense.

A l’origine d’une nouvelle démonstration remarquable d’unité entre les Etats membres de l’Union, l’agression armée de l’Ukraine par la Russie a par ailleurs conduit plusieurs Etats membres – dont la France – à décider d’accroître leurs budgets et/ou leurs capacités de défense. Certains ont même opéré un véritable revirement, telle la Suède qui a choisi de renforcer ses capacités militaires et d’accélérer son réarmement, ou l’Allemagne qui a annoncé des livraisons d’armes à l’Ukraine, le déblocage de 100 milliards d’euros supplémentaires pour moderniser sa propre armée, et un investissement annuel de plus de 2% de son PIB dans la défense. Le Danemark, quant à lui, a annoncé prévoir un référendum pour mettre fin à son statut dérogatoire en matière de défense au sein de l’Union européenne. Ce sont autant de démarches favorables au renforcement des capacités de défense des Etats membres, qui pourraient bénéficier des instruments de coordination (CSP) et de financement (FEDEF) de l’Union, et qui pourraient ensuite, le cas échéant, être mises à la disposition de l’Union pour mener ses opérations de gestion de crise.

La réunion informelle des chefs d’Etat ou de gouvernement des 10 et 11 mars 2022 à Versailles devait conduire ces derniers à « déterminer les détails opérationnels pour plus de souveraineté et d’indépendance européennes », notamment en matière de défense et de sécurité. Dans la « Déclaration de Versailles » publiée à l’issue de la rencontre, ils sont convenus notamment, d’« augmenter considérablement les dépenses en matière de défense […] ; d’élaborer de nouvelles mesures d’incitation afin d’encourager les investissements collaboratifs des Etats membres […] ; [et] d’investir davantage dans les capacités nécessaires pour mener à bien l’ensemble des missions et opérations […] ». Dans cette optique, la Commission, en coordination avec l’Agence européenne de défense, a été chargée de réaliser une « analyse des déficits d’investissement dans la défense », qui pourrait conduire à de nouvelles initiatives destinées à renforcer la BITDE.

La Stratégie européenne de sécurité de 2003 débutait par « [l]’Europe n’a jamais été aussi prospère, aussi sûre, ni aussi libre ». La Stratégie globale de 2016 admettait que « [n]otre Union est menacée. Notre projet européen, qui a amené paix, prospérité et démocratie à des niveaux sans précédent, est mis en question ». La Boussole stratégique de l’Union, dont l’adoption est programmée fin mars 2022, sous présidence française du Conseil de l’Union, doit maintenant définir les grandes orientations de la sécurité et de la défense européennes jusqu’en 2030. Nul doute que le retour de la guerre en Europe marquera de son empreinte cette doctrine à la pertinence renouvelée, dont l’Union acteur de défense devrait sortir renforcée.

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