Par Valère Ndior – Professeur de droit public à l’Université de Bretagne occidentale – Membre de l’Institut universitaire de France
Les débats relatifs à l’affaire Gonzalez v. Google se sont tenus dans la salle d’audience de la Cour suprême des États-Unis le 21 février 2023. Les proches d’une victime des attentats de Paris de 2015 accusent la plateforme YouTube (dont Google est propriétaire) d’avoir contribué à la radicalisation des terroristes. Selon les requérants, le système de recommandation de YouTube aurait facilité la diffusion de vidéos de propagande de l’organisation Daech. L’immunité accordée aux plateformes par la Section 230 du Communications Decency Act à l’égard des contenus publiés par leurs utilisateurs est au cœur des débats.

Que reprochent les requérants à Google ?

L’affaire Gonzalez v. Google est l’une des suites judiciaires de l’attaque menée par les terroristes de l’organisation Daech à Paris en novembre 2015. Les proches d’une victime, une étudiante américaine nommée Nohemi Gonzalez, accusent YouTube et sa société-mère Google d’avoir contribué à la radicalisation des terroristes.

Pour mieux comprendre la nature du débat qui s’est tenu à la Cour suprême, il convient d’évoquer la requête initiale soumise aux juges de juridictions inférieures. Selon les requérants, Google aurait, par l’intermédiaire de YouTube, « aidé et incité » Daech à commettre les actes susmentionnés en violation de l’Anti-Terrorism Act (ATA – 18 U.S.C. § 2331). Au soutien de cet argument, ils ont allégué que YouTube avait sciemment permis à Daech de publier des centaines de vidéos destinées à radicaliser et recruter des sympathisants voire à les encourager à se livrer à des actes terroristes. Les requérants estimaient que YouTube avait « recommandé » le visionnage de vidéos de Daech à des utilisateurs et ainsi contribué au développement de l’organisation. La District Court puis la US Court of Appeals (9ème circuit) ont rejeté ces arguments, estimant notamment que l’activité de recommandation de contenus menée par YouTube bénéficiait de l’immunité accordée par la Section 230 du Communications Decency Act adopté en 1996. En somme, les juridictions ont estimé qu’il était impossible d’engager la responsabilité de la plateforme. Les requérants ont finalement saisi la Cour suprême des États-Unis, faisant glisser la problématique juridique du terrain de la responsabilité de Google à la lumière de l’ATA vers celui d’une remise en cause de l’immunité offerte par la Section 230.

Quelle est la nature de l’immunité accordée par la Section 230 et quels sont les arguments invoqués par les requérants pour tenter de l’écarter ?

La Section 230 du Communications Decency Act (47 U.S.C. Section 230 c) – Protection for « Good Samaritan » blocking and screening of offensive material) est une législation majeure en matière de régulation des contenus en ligne et s’applique notamment aux réseaux sociaux et sites de streaming. Elle les exonère de toute responsabilité pour les contenus publiés par les utilisateurs : « Aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne peut être traité comme l’éditeur d’une information fournie par un autre fournisseur de contenu ».

Mentionnons également le caractère fondamental du Premier amendement à la Constitution des États-Unis, lequel établit un régime étendu de protection de la liberté d’expression (dont les politiques de modération mises en œuvre par les réseaux sociaux sont imprégnées).

Dans l’affaire Gonzalez v. Google, les requérants estiment que Google ne peut pas bénéficier de la protection accordée par la Section 230. Selon eux, les vignettes de recommandation figurant dans la barre latérale d’une page YouTube ne constituent pas un contenu publié par un tiers. Elles seraient en réalité une publication autonome, produite par YouTube, contrairement aux vidéos elles-mêmes. Les requérants estiment que l’affichage par YouTube d’un contenu recommandé crée un nouveau contenu, personnalisé grâce à des algorithmes, lequel invite les utilisateurs à accéder à des contenus tiers grâce à des liens hypertextes générés à cette fin.

Ce raisonnement est pour le moins audacieux mais il vise à neutraliser la protection offerte par la Section 230. En effet, cette législation ne protège les fournisseurs de services que lorsque leur responsabilité risque d’être engagée du fait de contenus émanant de tiers, auxquels ils seraient assimilés à tort. Si la Cour suprême décidait de rendre la Section 230 inopérante dans ce contexte, la question de l’engagement de la responsabilité de Google au titre de l’ATA pourrait alors être envisagée.

Quels sont les enjeux de cette affaire pour la régulation des contenus en ligne ?

Les neuf juges de la Cour suprême sont invités à déterminer si la Section 230 doit être interprétée de façon à protéger les plateformes contre des poursuites fondées sur des fonctionnalités de recommandation de contenus. La Cour est saisie de la question alors que le rôle décisif des algorithmes de recommandation dans la propagation de contenus haineux, violents, extrêmes ou complotistes est fréquemment avancé, dans le contexte d’un débat politique très polarisé. Comme le souligne Google dans son mémoire en défense, plus d’une douzaine de propositions de réforme de la Section 230, émanant à la fois de Républicains et de Démocrates, doivent être débattues au Congrès. La question du maintien du bouclier juridique qu’offre la Section 230 aux réseaux sociaux est pleinement d’actualité. Au-delà, transparaît également la question fondamentale de la nature éditoriale ou non d’activités menées par les plateformes, donc de leur neutralité à l’égard de contenus tiers.

Google n’a pas manqué d’avertir la Cour, durant une audience de plus de trois heures, que sa décision risquait de redéfinir la responsabilité des entreprises du numérique. D’ailleurs la Cour est saisie d’un autre dossier presque similaire dans l’affaire Taamneh v. Twitter et les juridictions inférieures traitent un nombre croissant de requêtes relatives à la modération des contenus. Les débats menés lors de l’audience du 21 février 2023 montrent la complexité technique de ce dossier, plusieurs juges ayant admis avoir du mal à saisir la teneur de certains arguments soulevés par la partie requérante. La juge Elena Kagan a notamment affirmé que ses pairs et elle n’étaient pas « les plus grands experts d’Internet ».

De nombreux acteurs ont pourtant proposé leur éclairage à la Cour : plusieurs dizaines de mémoires d’amici curiae (littéralement « amis de la Cour ») lui ont été adressés par des associations, personnalités, entreprises du numérique et universitaires (Frances Haugen, Anti Defamation League, Internet Society, Reddit, Wikimedia Foundation, etc.). Les juges apprécient librement la valeur ajoutée de ces soumissions volontaires, destinées à soutenir l’une des parties ou à attirer leur attention sur certains enjeux. En tout état de cause, et bien au-delà des frontières des États-Unis, les débats suscités par cette affaire auront un impact sur la qualification de l’interface des plateformes en ligne.

Quel est l’intérêt de cette affaire du point de vue de la France et du droit européen ?

Cette affaire intervient alors que l’Union européenne s’est récemment dotée d’un instrument imposant une série d’obligations de modération aux plateformes numériques en matière de contenus terroristes, le règlement (UE) 2021/784 du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne. Ce règlement, complémentaire du Digital Services Act (règlement 2022/2065, 19 octobre 2022), impose un devoir de vigilance aux plateformes numériques concernant la dissémination de contenus présentant un caractère terroriste et les soumet à une obligation de prompt retrait des contenus. Par ailleurs, le Digital Services Act contraint les plateformes à faire preuve de transparence et de diligence quant à l’impact de leurs algorithmes sur les systèmes de recommandations (cons. 70) ou sur la contribution de l’amplification algorithmique à la réalisation de risques systémiques (art. 34, 35 ; cons. 84, 88). Les instruments européens appréhendent donc plusieurs problématiques juridiques soulevées par l’affaire Gonzalez sans que l’on puisse toutefois préjuger de la manière dont le système de recommandations de YouTube serait qualifié dans un contentieux analogue.

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