Par Serge Slama – Professeur de droit public – Université Grenoble-Alpes, CRJ – Co-directeur du Master droit des libertés
M. Iquioussen a fait l’objet d’un arrêté d’expulsion pris par le ministre de l’intérieur, G. Darmanin, le 29 juillet dernier. Saisi par une procédure de référé, le tribunal administratif de Paris a suspendu cette mesure le 5 août. Le ministre a alors formé un appel devant le Conseil d’Etat qui a rendu le 30 août une ordonnance de référé confirmant l’arrêté d’expulsion de M. Iquioussen. Depuis cette date, ce dernier ne se trouve plus à son domicile en France et pourrait s’être rendu en Belgique.

Si l’imam Iquioussen s’est effectivement rendu en Belgique, peut-on considérer qu’il s’est soustrait à son arrêté d’expulsion ?

Il est vrai que le CESEDA prévoit un délit de « soustraction à l’exécution d’une décision d’éloignement ». Selon l’article L824-9, le fait, pour un étranger, « de se soustraire ou de tenter de se soustraire à l’exécution […] d’une décision d’expulsion » est punissable de trois ans d’emprisonnement. Cette incrimination a justifié l‘ouverture d’une information judiciaire lorsque les autorités ont constaté, dans l’après-midi du 30 août, l’absence de M. Iquioussen de son domicile à Lourches. Pour autant, selon notre analyse, cela ne permettait pas au préfet des Hauts-de-France d’estimer, dans une conférence de presse, sans porter qui plus est atteinte à la présomption d’innocence, que dans la mesure où l’intéressé « s’est soustrait à un arrêt [sic] d’expulsion » et qu’il aurait pris la « fuite en Belgique », il serait devenu un « délinquant ».

Mais pourquoi selon vous l’imam Iquioussen n’est pas devenu un « délinquant » du seul fait de s’être soustrait à l’arrêté d’expulsion ?

Pour répondre à cette question, il faut d’une part bien saisir ce que constitue juridiquement une expulsion et d’autre part se plonger dans les arcanes du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, dans sa version recodifiée en 2020.

Une expulsion constitue une mesure de police administrative par laquelle l’autorité publique impose à un étranger, y compris en séjour régulier, son éloignement du territoire français en raison de la menace grave pour l’ordre public que sa présence représente.  L’arrêté empêche l’étranger d’y revenir tant qu’il n’est pas abrogé, sous peine de sanctions pénales[1]. Ainsi, de longue date[2], la fonction de l’arrêté d’expulsion est, pour reprendre les termes de la loi de 1849, de faire « sortir immédiatement du territoire français » un étranger en le faisant « conduire à la frontière »[3].

Le livre VII du nouveau CESEDA, dédié à l’exécution des décisions d’éloignement, confirme que la fonction de l’arrêté d’expulsion est que l’étranger quitte le territoire français. En vertu de l’article L700-1 de ce code, ce livre « détermine les règles d’exécution […] 6° Des décisions d’expulsion ». Or, l’article L711-1 pose comme principe que « l’étranger exécute la décision d’éloignement dont il fait l’objet sans délai […] ». Ce n’est qu’à défaut de cette exécution spontanée que le CESEDA organise une exécution d’office (et contrainte) des mesures d’éloignement par l’autorité administrative (articles L720-1 à L722-12). Certes, il est précisé à l’article L711-2 que pour satisfaire à l’exécution des décisions portant obligation de quitter le territoire français (OQTF) et aux interdictions de retour sur le territoire français (IRTF), qui sont des mesures d’application du droit de l’Union européenne (directive « retour » 2008/115/CE du 16 décembre 2008), « l’étranger rejoint le pays dont il a la nationalité ou tout pays, autre qu’un Etat membre de l’Union européenne, […] dans lequel il est légalement admissible ». Mais cette disposition ne concerne pas les arrêtés d’expulsion qui sont des mesures purement nationales.

Or, on reproche à l’imam Iquioussen d’avoir quitté la France probablement en rejoignant la Belgique[4], dès qu’il a eu connaissance de l’ordonnance du Conseil d’Etat du 30 août 2022. Rappelons que celui-ci a annulé l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris qui avait suspendu l’exécution de la décision du ministre du 29 juillet 2022. L’arrêté d’expulsion n’était donc redevenu exécutoire qu’à compter de la notification de la décision du Conseil d’Etat.

Dès lors que qu’Hassan Iquioussen a, de lui-même, quitté le territoire français, l’arrêté d’expulsion a été exécuté. Il aurait été en situation délictuelle s’il était resté en France et avait pris la fuite et il le serait de nouveau si d’aventure il revenait en France (article L824-11) – sans abrogation préalable de celui-ci.

En revanche, le fait de ne pas avoir respecté l’arrêté de destination, fixant le Maroc comme pays de renvoi, n’est pas constitutif de l’incrimination de soustraction à l’exécution d’une décision d’éloignement.

Pourquoi le fait de ne pas respecter l’arrêté de destination vers le Maroc ne constitue-t-il pas une soustraction à l’exécution d’une décision d’éloignement ?

Le CESEDA prévoit, dans le même livre (articles L721-3 à L721-5), que l’autorité administrative « fixe, par une décision distincte de la décision d’éloignement, le pays à destination duquel l’étranger peut être renvoyé en cas d’exécution d’office […] d’une décision d’expulsion […] » (Article L721-3). Là aussi, les spécialistes du droit des étrangers savent que, de longue date, le Conseil d’Etat estime qu’« une notification d’arrêté d’expulsion, lorsqu’elle impose le pays de destination, constitue une décision exécutoire distincte de l’arrêté d’expulsion et susceptible de recours en annulation » (CE, Ass., 6 novembre 1987, n° 65590, au Lebon). Du reste, dans son ordonnance du 30 août 2022, le juge des référés du Conseil d’Etat mentionne expressément, au point 6, que « le 29 juillet 2022, le ministre de l’intérieur et des outre-mer a pris à son encontre une décision d’expulsion du territoire français, ayant pour effet de lui retirer tout titre de séjour, et une décision distincte fixant le Maroc comme pays de destination ».

Incontestablement, même si elle figure souvent matériellement sur le même arrêté que l’expulsion, l’arrêté de destination constitue une décision juridiquement distincte de la mesure d’éloignement. Elles ont une finalité et un régime juridique différents.

Ainsi, sauf à tordre le droit des étrangers (qui est déjà suffisamment retors comme cela), on ne peut valablement considérer que le fait de s’être rendu en Belgique constitue une infraction – quand bien même l’intéressé n’y serait pas légalement admissible.

Pourtant, selon franceinfo, à la demande du Procureur de la République de Valenciennes, un juge d’instruction a délivré un mandat d’arrêt, « converti en mandat d’arrêt européen par le procureur ». Pour parvenir à cela, il a fallu assurément, selon une source de l’AFP au ministère de l’intérieur, faire preuve « d’acrobaties juridiques pour judiciariser une poursuite contre quelqu’un sous le coup d’une mesure administrative ».

Que peuvent faire les autorités administratives et judiciaires belges ?

Ces autorités semblent, pour l’instant, dans l’expectative face à cette affaire française. Compte tenu de notre ignorance du droit des étrangers belge, nous ne pouvons que donner des éléments de droit de l’Union européenne.

Si l’imam était interpellé en Belgique, en vertu de la décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, les autorités judiciaires belges peuvent refuser l’exécution du mandat d’arrêt européen  si « le fait qui est à la base du mandat d’arrêt européen ne constitue pas une infraction au regard du droit de l’État membre d’exécution » (article 4-1). L’article 2-4 précise que, pour ce type d’infractions, « la remise peut être subordonnée à la condition que les faits pour lesquels le mandat d’arrêt européen a été émis constituent une infraction au regard du droit de l’État membre d’exécution, quels que soient les éléments constitutifs ou la qualification de celle-ci » (voir pour une application cette décision de la cour de cassation belge du 18 janvier 2022 et la Loi  du 19 décembre 2003 relative au mandat d’arrêt européen). Ainsi, s’il n’existe pas en droit belge d’incrimination de soustraction à une mesure d’expulsion, et même plus précisément de soustraction à l’arrêté fixant le pays de destination (car M. Iquioussen est poursuivi pour ce motif), le mandat d’arrêt ne sera pas exécutable. L’avocate de M. Iquioussen a déjà annoncé vouloir contester devant les juridictions belges ce mandat d’arrêt européen.

Mais même si ce mandat n’était pas exécuté, les autorités belges devront toujours régler la situation de M. Iquioussen en Belgique au regard du droit au séjour. Dans la mesure où celui-ci est probablement signalé au Système d’information Schengen (SIS) et qu’il avait acquis un droit au séjour en France (jusqu’au retrait de sa carte de résident), elles pourraient soit vouloir, en application du Code frontière Schengen, procéder à sa remise aux autorités françaises (ce qui serait paradoxal dans la mesure où il est interdit du territoire français), soit prendre elles-mêmes un ordre de quitter le territoire belge, en utilisant, au besoin, les informations transmises par les autorités françaises[5].

Mais, comme les autorités françaises, elles devraient obtenir un laissez-passer consulaire des autorités marocaines, ou d’un autre pays où il serait légalement admissible, pour être en mesure d’exécuter cette décision. En tout état de cause, les faits que les autorités françaises reprochent à cet imam dans l’arrêté d’expulsion ne semblent pas constituer « des faits punissables graves » ou il n’existe pas « d’indices réels qu’il envisage de commettre de tels faits sur le territoire d’un État membre » pour justifier une reconnaissance mutuelle de la décision d’expulsion qui permettrait aux autorités belges de l’exécuter en vertu de la directive 2001/40/CE du conseil du 28 mai 2001. Il n’est pas non plus acquis que les autorités et juridictions belges seront convaincues par le raisonnement, pour le moins peu orthodoxe, tenu par le Conseil d’Etat pour écarter l’atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la CEDH.

[1] En ce sens, par exemple, Nicolas Guimezanes définit l’expulsion comme « la décision par laquelle l’autorité publique met fin au séjour d’un étranger résidant régulièrement en France, lui ordonne de quitter le territoire et de ne plus y reparaître sous peine de poursuites pénales » (« Expulsion », Répertoire de droit international, janvier 2009).

[2] Cf. Loi du 21 avril 1832 relative aux étrangers.

[3] Loi du 3 décembre 1849 naturalisation et séjour des étrangers en France (accessible dans le dossier documentaire Conseil constit., déc. n° 2016-580 QPC).

[4] Dans un entretien à BFM TV du 2 septembre 2022, son avocate, Me Lucie Simon, confirme qu’il a bien quitté le territoire français.

[5] Le 2 septembre 2022, le cabinet du ministre de la Justice belge, Vincent Van Quickenborne, a précisé que : « à l’heure actuelle, il n’y a aucune confirmation de sa présence éventuelle dans notre pays. Les services de renseignement et de sécurité belges ne laissent toutefois rien au hasard et sont en contact avec les services français. Si sa présence en Belgique devait effectivement se confirmer, la procédure pour les prédicateurs de haine étrangers sera suivie. Cela signifie donc qu’il sera expulsé. »

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