Par Sabrina ROBERT – Professeur à Le Mans Université

Le 13 décembre 2022, le Parlement européen et le Conseil sont parvenus à un accord politique sur l’adoption et la mise en œuvre prochaine du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (MACF). Après l’avoir annoncé en décembre 2019 dans sa présentation du Green Deal (ou Pacte vert pour l’Europe), la Commission européenne en avait détaillé les modalités de fonctionnement dans une proposition de règlement dévoilée en juillet 2021. S’agissant d’une mesure très technique, dont l’objectif est de renforcer l’arsenal juridique européen de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, la mise en œuvre effective du MACF est encore sujette à quelques inconnues.

Quel est l’objectif du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ?

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) est l’une des pièces maîtresses du renforcement de l’arsenal juridique européen pour lutter contre le réchauffement climatique. Il fait partie du paquet législatif « Ajustement à l’objectif 55 (fit for 55) » qui doit permettre à l’UE et aux États membres d’atteindre leurs objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre (GES), conformément à la Loi européenne sur le climat de 2021 et à l’Accord de Paris sur le climat de 2015. Mais si l’objectif du MACF est « environnemental », dans sa conceptualisation, il s’agit d’abord d’une mesure de défense commerciale.

Le MACF est en effet conçu pour compléter le système d’échange de quotas d’émission de GES (SEQE). Pour rappel, le SEQE constitue le plus vaste marché du carbone au monde. Il s’applique à trente pays (les membres de l’UE plus la Norvège, le Liechtenstein et l’Islande) et concerne plus de 11000 sites industriels dans les secteurs de la production d’énergie et de chaleur, de la raffinerie de pétrole, de l’aciérie et de la production de fer, de l’aluminium, des métaux, du ciment, de la chaux, du verre, de la céramique, de la pâte à papier, du papier, du carton, des acides et des produits chimiques organiques en vrac. Les entreprises soumises au SEQE ont l’obligation d’acquérir un nombre de quotas d’émission de GES correspondant à la quantité réelle de leurs rejets des CO2 ou de gaz équivalents. Le coût du quota carbone est ainsi soumis aux lois du marché, avec l’aléa de l’offre et de la demande, d’autant plus que le nombre de quotas mis en circulation par la Commission européenne diminue progressivement (on parle ici de dispositif Cap and Trade).

Les industriels européens soumis au SEQE supportent un coût – celui de leur pollution – qui peut les désavantager sur le marché européen. La concurrence peut alors n’être plus « saine ». D’une part, leurs produits peuvent être exposés à la concurrence de produits comparables importés qui, s’ils n’ont pas été eux-mêmes « taxés » en raison de leur empreinte carbone, peuvent être moins chers et donc plus compétitifs. D’autre part, les industriels européens peuvent être tentés de délocaliser leur production à l’étranger, pour échapper à l’obligation d’acheter des quotas carbone (pour l’heure, le SEQE répond à cette problématique en octroyant des quotas gratuits aux entreprises les plus exposées aux « fuites de carbone », soit les entreprises les plus polluantes). Le MACF vise à rétablir le rapport de concurrence des produits locaux et des produits importés sur le marché intérieur, de sorte qu’il ne soit plus avantageux de produire une marchandise dans un État qui pratique une réglementation climatique en-deçà des exigences européennes. Autrement dit, le MACF vise à protéger les entreprises européennes soumises au SEQE contre le « dumping environnemental ».

Comment fonctionne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ? À quels secteurs s’applique-t-il ?

Le MACF est une mesure très technique. Contrairement à ce qui est fréquemment dit, il ne s’agit pas d’une « taxe carbone » qui serait prélevée au moment du dédouanement des marchandises. Il s’agit d’une contrainte réglementaire. Cette distinction est d’importance, que ce soit en termes de compétences entre l’UE et les États membres (l’UE n’a que des compétences limitées en matière fiscale) ou en termes de compatibilité avec les règles du commerce international. Les importateurs de produits étrangers auront l’obligation d’acquérir des « certificats MACF » à hauteur des émissions de GES générées par la production des marchandises concernées. Cette obligation est ainsi une sorte de « mesure miroir » à l’obligation d’acheter des quotas carbone qui pèse sur les installations européennes. Avec ce dispositif, les producteurs étrangers n’ont en réalité aucune contrainte supplémentaire. Le coût de l’achat des certificats MACF ne devrait pas peser directement sur eux, mais sur l’opérateur qui importe les marchandises sur le marché intérieur. Pour autant, la mécanique du marché devrait, si elle fonctionne correctement, rendre ces produits moins compétitifs et donc inciter les opérateurs et les pays étrangers à renforcer leurs propres dispositifs de réduction des GES. Il est d’ailleurs prévu que les produits importés peuvent bénéficier d’une réduction du nombre de certificats MACF à restituer s’il est prouvé que dans le pays d’origine, un « prix du carbone », sous quelque forme que ce soit (taxe carbone, marché de quotas…), s’applique.

Pour l’heure, le Parlement européen et le Conseil se sont entendus pour que le MACF s’applique aux secteurs du ciment, de l’acier, du fer, de l’aluminium, aux engrais, à l’électricité et à l’hydrogène. Son champ d’application ne sera donc pas identique à celui du SEQE. Mais le MACF est une mesure qui doit être mise en œuvre de manière progressive, prévisible et proportionnée. Le nombre de secteurs couverts devrait donc, peu à peu, s’étendre comme au demeurant celui du SEQE qui devrait prochainement s’appliquer au secteur du transport maritime et au traitement des déchets (proposition de la Commission européenne en cours de discussion). Le MACF diverge du SEQE sur d’autres points. D’une part, le prix du certificat MACF sera indexé sur celui du quota carbone mais ne sera pas nécessairement identique. D’autre part, le MACF ne s’inscrit pas dans une logique Cap and Trade : il n’est pas question d’imposer, à terme, un plafond d’émissions de GES importés au sein de l’UE. Enfin, le MACF ne s’applique pas, pour le moment, aux produits transformés. La Commission européenne semble toutefois l’envisager à court terme.

Quel est le calendrier d’entrée en vigueur de ce mécanisme ? Comment sera-t-il mis en œuvre ?

Il est prévu que le MACF entre en vigueur, pour une première phase transitionnelle, à partir du 1er octobre 2023. À cette date, les importateurs de produits concernés par le MACF auront l’obligation de rendre compte des émissions de GES générés par leurs importations (obligation de déclaration sur les émissions directes). Cette phase est cruciale car elle doit permettre à l’UE et à ses partenaires commerciaux de développer des canaux d’échanges d’informations, non seulement pour connaître les émissions de GES émises par chaque production, mais aussi pour pouvoir mettre en comparaison les dispositifs de tarification du carbone existants. Outre de possibles tensions politiques entre les États, on imagine aisément les difficultés techniques qui devront être surmontées pour parvenir à établir un dispositif de comptabilité carbone approprié.

La durée de cette phase de transition est encore incertaine. Elle dépendra principalement de la suppression de l’allocation des quotas gratuits pour les entreprises européennes exposées aux fuites de carbone. Avec le MACF, cette dérogation au SEQE, qui revient à en annihiler totalement l’intérêt, perd sa raison d’être. Mais la suppression ne sera que très progressive et ne devrait totalement disparaître qu’en 2034 (la suppression progressive devrait débuter en 2026 mais seulement pour 2,5 % des quotas gratuit ; en 2030, cette proportion devrait atteindre 48,5 %). Il faut donc s’attendre à ce que les marchandises les plus polluantes importées en Europe ne soient effectivement concernées par l’obligation d’acheter des certificats MACF que dans quelques années.

Il reste par ailleurs de nombreuses interrogations en suspens. Parmi celles-ci, on peut mentionner la question de la destination des ressources générées par la vente des certificats MACF. Elles pourraient venir abonder le Fonds social pour le climat pour la transition énergétique dont la création a été actée lors du trilogue du 18 décembre 2022. Une telle solution contribuerait à mettre le dispositif en phase avec son objectif ultime de protection du climat. Se pose également la question de savoir comment protéger la compétitivité des produits européens lorsqu’ils sont exportés dans un pays où la réglementation climatique est en-deçà des standards européens. Il semble que soit envisagée la possibilité d’allouer à ces produits dédiés à l’exportation des quotas d’émissions de GES à titre gratuit. On comprend la logique commerciale (encore qu’il pourrait s’agir là de « subventions à l’exportation » qui sont strictement interdites par le droit de l’OMC). En revanche, du point de vue climatique, une telle mesure reviendrait au même travers que les quotas gratuits pour les entreprises européennes exposées aux fuites de carbone. Cette logique de cercle vicieux met en évidence les limites de la mesure européenne, en tant qu’elle est une réponse unilatérale à une problématique mondiale.

Finalement, même si la mesure européenne a été conçue pour se couler, le mieux possible, dans les exigences du droit de l’OMC, l’UE n’est pas à l’abri de contestations, voire d’un contentieux, avec certains de ses partenaires commerciaux. Depuis qu’il est annoncé, le MACF a suscité de nombreuses inquiétudes et tensions avec certains pays. Une fois mis en œuvre, il pourrait être attaqué, à l’OMC ou dans le cadre d’un autre accord de libre-échange auquel est partie l’UE, en tant qu’il constitue une mesure discriminatoire, une atteinte aux règles sur les subventions ou encore une restriction déguisée. Indépendamment de l’issue d’une telle plainte, qui reste hypothétique, cette possibilité ajoute aux incertitudes entourant l’entrée en vigueur complète et définitive du MACF.

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