Par Yves Mayaud, Professeur émérite de droit privé à l’Université Paris II Panthéon Assas
Par trois arrêts du 15 février 2022, la Cour de cassation a reçu plusieurs constitutions de partie civile en lien avec les odieux attentats de Nice et de Marseille, le premier commis le 17 juillet 2016 sur la promenade des Anglais, et le second le 1er octobre 2017 à la gare de Marseille-Saint-Charles. Ils font suite aux irrecevabilités qui avaient été prononcées par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, au vu de situations qu’elle avait considérées comme trop éloignées du statut de victimes dignes d’une protection pénale. Dans l’affaire de Nice, étaient en cause : d’abord, un homme qui avait entrepris de poursuivre le camion-bélier lors de sa percée meurtrière, dans l’espoir de neutraliser le conducteur, et qui en avait ressenti un grave traumatisme ; ensuite, une femme qui, alors qu’elle se trouvait sur la promenade, avait entendu les cris de la foule et les coups de feu et, comprenant qu’un attentat était en cours, avait sauté sur la plage quatre mètres plus bas, se blessant à la tête. Dans l’affaire de Marseille, et alors que l’agresseur poignardait l’une de ses victimes, une femme avait tenté de s’interposer, en le frappant avec un bâton, ce qui avait provoqué chez elle un traumatisme psychique important. Rejetée par les juridictions du fond, tant en première instance qu’en appel, la constitution de partie civile de chacune de ces personnes a finalement été accueillie par la Chambre criminelle, qui, dans ses communiqués, en reconnaît l’« élargissement ».

Sur quelles conditions repose la recevabilité d’une constitution de partie civile ?

1°) L’article 2 du code de procédure pénale encadre en ces termes l’action civile : « l’action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ». Il en résulte que l’accès de la victime d’une infraction à la justice pénale est tributaire d’un lien direct de causalité entre le dommage qu’elle invoque et le crime ou le délit commis. La condition se veut restrictive dans son principe, pour revendiquer un lien très étroit entre la prétention à agir et le préjudice invoqué, au nom du caractère accessoire de l’action civile par rapport à l’action publique. Il ne s’agit pas de n’importe quel dommage, serait-il personnellement ressenti, mais d’un dommage, qui, par son rattachement direct à l’infraction, doit en reproduire la finalité, en portant les stigmates des intérêts protégés par l’incrimination. Seule la personne à même de faire état d’un préjudice en relation avec l’objet de la protection légale a la possibilité d’agir, la causalité directe ne trouvant à s’illustrer que dans la relation établie entre le dommage invoqué et la valeur sociale de référence, le premier devant être une manifestation concrète des atteintes redoutées au titre de la seconde.

Ramenée aux qualifications d’homicide et de violences, qu’elles soient intentionnelles ou non, cette conception limite la qualité de partie civile aux personnes – ou ayants-droit – qui justifient avoir été atteintes dans leur vie ou dans leur chaire, qui sont en effet les seules à pouvoir se plaindre d’un préjudice en rapport direct avec la raison d’être de l’incrimination, à savoir la prévention et la répression de ce qui est attentatoire à la vie ou à l’intégrité corporelle ou psychique. Tout autre dommage, aurait-il un lien avec l’infraction commise, tel un préjudice d’affection, ou une perte financière, ne peut qu’échapper à l’action civile, pour ne pas être l’expression de la politique d’incrimination ayant conduit le législateur à retenir les qualifications visées.

2°) Ainsi présentée dans sa teneur causale, l’action civile connaît toutefois une approche particulière devant les juridictions d’instruction. Par hypothèse, lorsqu’une information judiciaire est ouverte, il n’est, le plus souvent, aucune certitude sur les faits et les circonstances de l’infraction commise, l’instruction ayant justement pour objet d’en établir l’existence et l’articulation. C’est pourquoi il serait prématuré de revendiquer des victimes qui se constituent partie civile la preuve d’une causalité dûment établie entre le préjudice dont elles font état et les infractions dont elles se plaignent. Aussi, est-il de principe que : « pour qu’une constitution de partie civile soit recevable devant la juridiction d’instruction, il suffit que les circonstances sur lesquelles elle s’appuie permettent au juge d’admettre comme possible l’existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale ». A la mesure de la portée de l’instruction, le préjudice invoqué au soutien d’une constitution de partie civile n’a donc pas à être présenté sous les traits d’une réalité définitivement acquise, mais seulement sous ceux d’une potentialité qui en préfigure l’existence. Il n’en demeure pas moins que l’objet de cette potentialité doit être conforme à la relation exigée par l’article 2 du code de procédure pénale, à savoir un préjudice qui soit une retombée personnalisée de l’atteinte à la valeur sociale protégée.

Les juridictions d’instruction ont-elles respecté ces conditions ?

Confirmant les ordonnances d’irrecevabilité, la cour d’appel de Paris s’est prononcée dans le strict respect des conditions que nous venons de rappeler. Pour chacune des constitutions de partie civile soumise à son appréciation, elle a jugé que le préjudice invoqué n’était pas en relation directe avec la finalité protectrice de la qualification revendiquée par les victimes, à savoir l’assassinat en relation avec une entreprise terroriste, et donc avec ce que cette qualification devait emporter, sinon d’atteinte effective à la vie, du moins de tentative en ce sens.

Au nom de la stricte application des conditions mises à la constitution de partie civile, la cour a rejeté la prétention des victimes à un préjudice compatible. Elle ne nie pas le traumatisme, ni les blessures, mais elle ne les appréhende pas comme des dommages en rapport utile de causalité avec les crimes commis, faute de s’apparenter à ce qu’un assassinat doit emporter d’agression directement et immédiatement dirigée contre la vie.

Quel est le raisonnement de la Cour de cassation ?

Censurant les trois arrêts soumis à son contrôle, et déclarant recevables les constitutions de partie civile litigieuses, la Chambre criminelle a fondé sa position sur ce que les circonstances permettaient de déduire de « préjudice possible », rebondissant ainsi sur la spécificité de l’approche du dommage direct en lien avec la phase de l’instruction.

Sa jurisprudence repose sur le constat d’une indivisibilité entre les initiatives prises par chacune des victimes et les infractions commises par les terroristes, indivisibilité ayant pour conséquence de rendre les préjudices allégués comme étant en rapport « possible » de causalité directe avec les assassinats qui ont été perpétrés. Parce que chacune de ces initiatives a été une réponse à ce que ces crimes ont généré de réaction, qui n’eût pas été sans le contexte des attentats visés, elle porte en elle la possibilité d’un dommage en causalité directe avec lesdits assassinats, autrement dit une potentialité d’atteinte à la vie, à laquelle les victimes, soit ont été exposées, soit ont pu légitimement se croire exposées.

Il faut reconnaître que la Chambre criminelle s’éloigne sensiblement des contraintes de l’article 2 du code de procédure pénale, pour une solution qui en élargit les frontières. A considérer les circonstances propres à chaque espèce, et même en termes de simple « possibilité », le préjudice direct n’est pas évident. S’il se révèle très proche dans l’attentat de Marseille, du fait d’un contact quasi-physique du terroriste avec sa victime potentielle, il est nettement plus lointain dans l’attentat de Nice, faute pour les deux personnes intéressées d’avoir été placées dans le champ d’action du terroriste.

Alors, comment expliquer la solution ainsi retenue ? La raison tient à la dimension particulière des faits, et à ce qu’elle entraîne de liens indissociables entre eux. C’est sur le contexte « terroriste » de l’infraction que la Cour de cassation fonde la recevabilité des constitutions de partie civile, en récupérant tout ce qui est en potentialité normale avec l’acte terroriste lui-même. Ainsi fondée, la solution se comprend beaucoup mieux, qui retrouve ce que le préjudice doit refléter de valeur sociale protégée. La qualification terroriste d’assassinat – comme toutes les autres infractions terroristes – n’est pas la réplique de ce que le droit pénal comprend déjà au titre de ce crime. Le fait que l’action terroriste soit incriminée par référence à une qualification existante ne la prive pas de sa nature propre, liée au but qu’elle poursuit « de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (c. pén., art. 421-1) : c’est précisément ce trouble qui sert d’assise à l’action civile, pour y faire entrer toutes les personnes qui, sans avoir été la cible directe de l’acte meurtrier, n’en sont pas moins atteintes par ce qu’il a fait naître en elles … d’ « intimidation » et de « terreur ». Là nous semble être l’explication, et une explication qui, par la juste correspondance avec la raison d’être de l’incrimination du terrorisme, mérite approbation, et vaut en soi justification.

Plus concrètement, toute personne confrontée aux retombées terrorisantes de l’infraction commise, quelle qu’elle soit, devrait désormais pouvoir se constituer partie civile…

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