Par Margaux Bouaziz – Maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne
Vendredi soir dernier, la Cour suprême des États-Unis a décidé de maintenir, pour l’instant, l’accès au médicament Mifépristone, nécessaire pour un avortement médicamenteux. Cependant, la bataille judiciaire pour l’accès à l’avortement médicamenteux ne fait que commencer.

Quelle est la décision à l’origine de cette bataille judiciaire ?

Le 7 avril 2023, Matthew J. Kacsmaryk, juge fédéral nommé par Donald Trump dans la juridiction d’Amarillo au Texas, a décidé de suspendre l’autorisation de mise sur le marché d’un des deux des médicaments permettant d’avoir recours à un avortement médicamenteux, le Mifépristone. Ces deux médicaments (le Mifépristone et le Misoprostol) sont aussi utilisés pour la prise en charge des fausses couches ou des grossesses extra-utérines.

Cette décision ne valait pas simplement pour le comté du Texas couvert par la juridiction du juge, mais pour tous les États-Unis. Cela s’explique par le fait que la décision est rendue par un juge fédéral et s’applique ainsi à l’ensemble de la fédération, c’est-à-dire des États-Unis. Les organisations à l’origine du recours font partie du mouvement s’opposant au droit à l’avortement et souvent à l’accès à la contraception. Elles ont choisi de porter leur requête devant le juge Kacsmaryk, car elles savaient qu’il serait sensible à leur cause. Elles ont ainsi stratégiquement choisi leur juge.

Le recours contestait la validité de l’autorisation de mise sur le marché du Mifépristone qui avait été délivrée plus de vingt ans auparavant en 2000 par l’agence fédérale du médicament (Food and Drug Administration, FDA) et demandait que le juge statue en urgence dans le cadre d’une procédure de référé pour suspendre cette autorisation dans l’attente d’une décision au fond. Les requérantes contestaient également les décisions de la FDA subséquentes relatives à ce médicament édictées en 2016, 2019 et 2021, qui en facilitaient l’accès. Le juge Kacsmaryk a fait droit à leur demande en décidant de suspendre l’autorisation de mise sur le marché du Mifépristone de 2000. Il s’est pour cela fondé sur le fait que les associations avaient, d’après lui, de bonnes chances de prévaloir au fond. À ses yeux, les associations ne seraient pas forcloses et l’autorisation aurait été délivrée en méconnaissance des règles relatives à la délivrance d’autorisation de mise sur le marché.

Dans le même temps, un juge de première instance à Washington, nommé par Barak Obama, a adressé une injonction à la FDA, l’enjoignant de maintenir un statu quo en matière de régulation du Mifépristone.

Qu’ont fait le laboratoire pharmaceutique et l’administration fédérale en réaction à la décision de première instance du juge Kacsmaryk ?

La décision d’autorisation de mise sur le marché contestée émanait d’une agence fédérale, qui dépend directement du président de la République. L’administration Biden a donc fait appel de l’ordonnance du juge Kacsmaryk et, dans le même temps, demandé que la Cour d’appel confère un effet suspensif à ce recours. Le laboratoire pharmaceutique est intervenu dans l’instance. À ce stade, la Cour d’appel a uniquement statué sur la seconde demande : c’est-à-dire le point de savoir si le recours devant la Cour d’appel aurait un effet suspensif, empêchant l’ordonnance du juge Kacsmaryk de produire des effets tant qu’elle n’aura pas statué sur l’appel en référé.

Le 14 avril, la Cour d’appel a décidé de suspendre en partie, mais pas entièrement la décision du juge de première instance, en attendant d’avoir statué sur l’appel du référé. La Cour d’appel a décidé de laisser en vigueur l’autorisation de mise sur le marché de 2000. En revanche, elle a suspendu les décisions subséquentes de 2016, 2019 et 2021 qui avaient modifié les conditions d’accès et d’utilisation du médicament.

La décision de la Cour d’appel aurait donc eu pour effet temporaire de revenir aux conditions de mise sur le marché telle qu’elles étaient en vigueur entre 2000 et 2016. Cela aurait eu pour conséquence le durcissement des conditions d’accès au Mifépristone (réduction des délais d’avortement médicamenteux, obligation de trois visites médicales en personne, supervision médicale de la prise des médicaments, interdiction d’envoi des médicaments par la poste, etc.).  Cette décision aurait alors pu être maintenue, durcie ou assouplie par le jugement en appel sur le référé.

Qu’ont fait le laboratoire pharmaceutique et l’administration fédérale en réaction à la décision de la Cour d’appel ? Qu’a décidé la Cour suprême ?

Tant l’administration fédérale que le laboratoire ont contesté la décision de la Cour d’appel qui ne faisait que partiellement droit à leur demande devant la Cour suprême.

Vendredi 21 avril, la Cour suprême a suspendu entièrement l’ordonnance du juge Kacsmaryk. En matière de procédures d’urgence telles que celle en cause, la Cour ne donne pas de justification à sa décision. Elle se contente d’accepter ou de refuser la demande de suspension. Contrairement aux décisions rendues sur le fond, le nom des juges ayant voté pour ou contre la suspension n’est pas connu et l’opinion majoritaire n’est pas rédigée. S’ils le souhaitent, les juges peuvent indiquer qu’ils ne sont pas d’accord avec la décision ou rédiger une opinion dissidente ou concurrente. Seuls deux juges conservateurs (sur neuf juges au total) ont exprimé publiquement leur désaccord dans cette affaire.

La décision de suspension de la Cour suprême signifie que l’accès au Mifépristone est maintenu pour l’instant. La Cour suprême décide d’un statu quo tant que la procédure judiciaire relative aux référés n’est pas arrivée à son terme. Tant que la Cour d’appel, et éventuellement la Cour suprême, n’ont pas statué sur le référé, l’autorisation de mise sur le marché, telle qu’elle résulte des décisions de 2000, 2016, 2019 et 2021 reste en vigueur.

Quelle suite peut-on attendre de cette bataille judiciaire ?

La prochaine étape de cette saga judiciaire est la décision de la Cour d’appel qui va statuer sur l’ordonnance du juge de première instance décidant de suspendre l’autorisation de mise sur le marché de 2000. L’affaire sera audiencée en urgence le 17 mai.

Il est probable, mais pas certain, que la Cour d’appel retiendra une position proche de celle adoptée dans son ordonnance du 14 avril qui suspend partiellement la décision du juge Kacsmaryk. Dans ce cas, elle ne suspendrait pas l’autorisation de mise sur le marché initiale, mais elle suspendrait les décisions subséquentes de la FDA de 2016, 2019 et 2021. L’administration Biden a indiqué dans son recours contre la première décision de la Cour d’appel que cela conduirait à « déchaîner un chaos réglementaire ». Dans ce cas, toutes les parties à l’instance pourront à nouveau contester cette décision devant la Cour suprême qui statuera, toujours en urgence, sur la suspension des décisions de la FDA.

Par ailleurs, le juge Kacsmaryk, de première instance, va également rendre une décision sur le fond, puisqu’il ne s’agit pour l’instant que de mesures d’urgence. Cette décision pourra à son tour être contestée par voie d’appel et éventuellement arriver devant la Cour suprême.

Il faudra donc attendre plusieurs mois voire années avant une décision définitive. L’ensemble de ces décisions produira des effets au niveau fédéral, c’est-à-dire pour tout le territoire des États-Unis. Ces éventuelles nouvelles restrictions viendraient s’ajouter à celles que certains États ont pu adopter depuis la décision Dobbs, visant à restreindre drastiquement le droit à l’avortement. La dernière en date étant celle du Dakota du Nord, adoptée lundi, qui limite l’accès à l’avortement aux cas de viol et d’inceste et dans un délai de six semaines (durée pendant laquelle la plupart des personnes ignorent qu’elles sont enceintes).

La leçon qu’il est possible de tirer de cette affaire est que les Cours ne sont pas près de laisser la question du droit à l’avortement au « peuple et à leurs représentants », contrairement à ce qu’avait annoncé la majorité de la Cour suprême dans la décision Dobbs, qui revenait sur la protection constitutionnelle du droit à l’avortement.

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