Par William Bourdon et Vincent Brengarth, avocats associés, bourdon & associés

Hongrie, Pologne, Italie, Guinée, Côte d’Ivoire… Le cortège des pays dont la crise sanitaire galvanise le terreau autoritaire n’a eu de cesse de s’allonger. Par un long dérèglement des sens, l’État d’exception, qui en est l’ultime manifestation, s’est sournoisement infiltré et universalisé, à la faveur de l’instrumentalisation des peurs. De grands pays européens semblaient pourtant immunisés contre une telle dérive, ils ne le sont plus. La France, pas plus que d’autres démocraties, n’a malheureusement su résister à cette inflexion. La mise en œuvre de l’État d’urgence en 2015 pour endiguer la menace terroriste en a été la préfiguration qui déjà avait fragilisé notre État de droit. La crise sanitaire en a déclenché une nouvelle duplication, nouvel acte de naissance d’une mutation de ce dernier, et pire, de son éclipse. Un État d’urgence né en 1955, arme législative pour combattre ceux qui étaient les apôtres de la liberté, l’émancipation de leurs peuples, la décolonisation, que ce droit d’exception n’a fait que retarder et enflammer.

La mécanique du régime transitoire mis en place par la loi du 9 juillet 2020 pour sortir de l’état d’urgence n’est pas sans évoquer la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui visait à sortir d’un autre état d’urgence, celui dirigé contre la menace terroriste. Au prétexte de sortir de l’état d’exception, le législateur en organise progressivement et sournoisement la pérennisation, aussi pour mieux nous accoutumer à la présence de l’État à travers la police administrative.

Alors que les organisations de défense des droits humains, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le Défenseur des droits… s’alarment unanimement de ces législations inspirées par des circonstances exceptionnelles qui malmènent notre droit, rien ne semble ralentir la mécanique de législations d’exception qui s’installent, de gré ou de force, inexorablement. Les peuples aujourd’hui semblent comme anesthésiés et y résistent peu. Sans doute du fait de notre état de stupeur et d’anxiété qui vulnérabilise notre consentement et inhibe la critique. Le sentiment d’accoutumance à l’exception se dispute à la sidération. Or, un examen attentif des dispositions prises dans leur ensemble au nom de l’état d’urgence sanitaire suffit à convaincre de leur effet pernicieux. Ce sont ainsi des logiques toxiques, et en partie peu visibles, qui sont à l’œuvre, comme celle de la surveillance généralisée, alors que le droit à la vie privée a été une grande conquête du XXe siècle.

Les citoyens, pourtant habituellement si prompts à faire valoir individuellement leurs droits, mésestiment l’effet d’aubaine que présente cette nouvelle menace, maintenant sanitaire, pour des régimes en perte de confiance et de crédibilité, comme ils mésestiment les effets durables et contaminants de ces législations dont nos gouvernants peinent à nous convaincre du caractère transitoire. Sous nos yeux, pourtant, le droit d’exception ne le devient plus, puisqu’il semble devenir normal.

Les restrictions aux libertés de réunion, d’aller et venir, au droit à la vie privée se confondent avec une forme de mise sous tutelle contrainte et collective d’un État protecteur. Cette servitude qui lui est acquise est favorisée par une inhibition des contre-pouvoirs qui préexistait, lesquels éprouvent des difficultés à être les gardiens des droits fondamentaux au moment précis où ils sont les plus requis, et où leur responsabilité est d’autant plus indispensable que les citoyens restent, en majorité, tétanisés.

Rarement le sentiment d’une confiscation de l’appartenance à la souveraineté nationale n’aura atteint un tel paroxysme, le pouvoir exécutif concentrant encore davantage qu’en temps normal les pouvoirs au nom de la lutte contre l’épidémie. Notre démocratie représentative, déjà fragilisée, peine à répondre à l’éclosion de contestations sociales plurielles, contrecoups aussi d’une mondialisation et d’un futur de plus en plus anxiogène. Or, le poison de l’exception aggrave la prise en otage de la délibération démocratique. Le pouvoir législatif en est réduit à en être la caution, tant il se sent sous la contrainte de l’exigence vitale d’efficacité.

Le droit d’exception s’installe toujours dans une logique de chantage implicite, puisque tout le monde entend qu’il n’y a pas d’autre alternative. C’est cette même crainte de gêner l’action gouvernementale qui conduit à une autocensure de la part des juridictions administratives. En miroir de notre propre confinement en effet, une justice confinée. Des juges, ceux du Conseil d’État, quand ils sont saisis, semblent être une émanation de l’État davantage que son garde-fou. Par son état de faiblesse, sa lourdeur administrative, l’autorité judiciaire s’est montrée à la peine pour corriger les effets les plus toxiques d’une dérive qui en se répétant accède à une dimension structurelle.

Le paradoxe d’un État qui s’enferme dans l’exception et dans la mise entre parenthèses des droits fondamentaux est terrible, alors que les menaces du réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité, un compte à rebours qui s’accélère exigent, comme toutes les grandes consciences du monde y appellent, un changement profond, sinon radical, de notre modèle économique, social et politique.

Ainsi, les circonstances exceptionnelles (menace terroriste, crise sanitaire), qui justifieraient un droit d’exception pour nous protéger, à entendre les gouvernants, les conduisent à repousser ou oublier l’urgence de l’essentiel, soit de nous protéger face aux risques de plus en plus palpables d’une terre qui se dirige vers l’inhabitable. La responsabilité de nous protéger, face aux risques d’un long terme qui le devient de moins en moins, semble être tragiquement en berne. Et tragiquement, un nouvel effet d’aubaine, ceux qui sont en responsabilité envoient les pires signes en plaidant parfois pour gagner plus d’irresponsabilité.

Les représentants de l’industrie mondiale, partout, en appellent à la dérégulation des normes environnementales, au moment où il faudrait les durcir. Des responsables politiques, profitant de l’état d’exception aussi, en ont appelé à l’irresponsabilité des maires, et semblent s’accommoder d’un déni de responsabilité, alors que leurs atermoiements, leurs voltefaces, ont à nouveau abîmé leur crédibilité. Le risque est grand, sans penser pour autant que toutes les erreurs des politiques puissent et doivent être judiciarisées, que ce droit d’exception puisse fabriquer une exception, pas simplement à la responsabilité de protéger, mais à son corollaire, la responsabilité de réparer les dommages causés du fait de graves défaillances, si elles sont établies. Construire un monde nouveau, qui ne soit pas la répétition en pire du monde d’hier, exige une restauration rapide d’un lien de confiance entre les citoyens et les décideurs privés ou publics, aujourd’hui gravement malmené.

Les colères montent, avec leurs effets ravageurs, les irrationalités infusées par les grandes peurs collectives, le gouvernement ne pourra pas y répondre par la répression, mais par l’adhésion. Alors que notre état de sidération collective va s’estomper, les responsables publics ne pourront plus systématiquement répondre par plus de contrôle qui mécaniquement entraîne plus de répression, sauf à risquer de dramatiser et radicaliser ces colères.

La chronique de l’explosion de toutes les colères est donc maintenant annoncée, avec son cortège de risques d’insurrection, et peut-être, dans certains pays, de lutte armée. Et ainsi l’État d’exception permettra aux pyromanes d’être inlassablement des sauveteurs. Et de faire que se répète, par un enchaînement morbide de causes et de conséquences, la confiscation de l’intérêt général, au moment où il est le plus menacé, et au moment où ceux qui ont la charge de le protéger ne font plus que mine de le faire.

 

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