Par Jacques Percebois, Professeur Emérite à l’Université de Montpellier et Directeur du CREDEN
La lutte contre le réchauffement climatique est au cœur de la transition énergétique, et celle-ci vise trois objectifs simultanément : une stabilisation voire une réduction de la consommation totale d’énergie, un abandon des énergies fossiles carbonées et le développement d’usages électriques adossés à de l’électricité nationale décarbonée. D’aucuns en déduisent que les guerres du pétrole sont derrière nous, oubliant que la recherche de métaux stratégiques et de terres rares, indispensables pour réussir cette transition, risque de mener à de nouvelles tensions voire à de nouveaux conflits. Comment dès lors gérer les nouvelles vulnérabilités énergétiques, en Europe tout particulièrement ?
Les guerres du pétrole c’est fini ?
On a connu dans le passé beaucoup de guerres et de révolutions pour l’accès au pétrole(1). Ce n’est peut-être pas terminé. Les énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon) représentent encore 72% de la consommation d’énergie primaire de l’Union européenne des 27 et près de 80% de celle du monde ; à lui seul le pétrole satisfait un tiers des besoins de l’U.E., le gaz un quart environ. L’abandon des énergies fossiles carbonées va prendre du temps et coûtera cher car il devrait s’accompagner d’un renchérissement sensible du prix du carbone, que ce soit la taxe carbone ou le prix du quota de CO2 pour les entreprises qui y sont soumises.
Certains pays producteurs de pétrole voient leurs réserves chuter et le coût d’accès au nouveau pétrole a tendance à s’accroître un peu partout dans le monde. L’évolution du prix du pétrole dépendra du rythme de croissance économique des grandes économies mondiales, la Chine, l’Europe, l’Inde et les Etats-Unis, mais aussi de la stratégie qui sera menée par les pays membres de l’OPEP+ (les 13 pays de l’OPEP et les 10 pays producteurs qui leur sont associés, dont la Russie). Ces pays producteurs doivent quand même anticiper la fin programmée de cette énergie mais les inerties des bilans énergétiques sont fortes, d’autant que le pétrole bénéficie de nombreux atouts. La fin du pétrole ne sera donc pas due à son épuisement mais à des choix de politique énergétique et environnementale.
Le centre de gravité de la production mondiale d’hydrocarbures (pétrole et gaz) a eu tendance à se déplacer du Proche-Orient vers l’Ouest au cours des dix dernières années du fait de la mise en production du pétrole et du gaz de schiste aux Etats-Unis. Du coup, le Proche-Orient a perdu beaucoup de son importance stratégique aux yeux des Américains. Mais, dans le même temps, le centre de gravité de la demande mondiale d’hydrocarbures s’est déplacé vers l’Est avec une demande chinoise en forte croissance. Les besoins d’importation de la Chine vont donc peser sur les prix et cette dernière, qui cherche à sécuriser ses approvisionnements, a tendance à investir dans l’exploration d’hydrocarbures un peu partout dans le monde, en Afrique tout spécialement(2).
Des tensions ne sont donc pas à exclure du fait de rivalités entre Etats pour l’accès à ces nouvelles ressources pétrolières mais le monde n’est pas face à un risque de pénurie physique, à court terme du moins. Quand on cherche du pétrole on en trouve, il suffit d’y mettre le prix et de faire confiance à la technologie. Au demeurant tous les pays importateurs de pétrole et de gaz disposent de stocks stratégiques, ce qui leur permet de faire face à des ruptures subites.
Les métaux et terres rares à l’origine de nouveaux conflits ?
Le développement rapide des énergies renouvelables (solaire et éolien) et le remplacement programmé des voitures à essence par des véhicules électriques vont à terme détendre le marché du pétrole mais risquent d’accroître les tensions sur les marchés des métaux stratégiques et des terres rares, matières premières indispensables à la fabrication des pales d’éoliennes, des puces électroniques présentes dans les moteurs électriques, des cellules photovoltaïques comme des batteries sans lesquelles la voiture électrique ne peut se développer. Ainsi, la carte des pays stratégiques se modifie et la production de ces matériaux est aujourd’hui davantage concentrée géographiquement que celle du pétrole ou du gaz.(3)
Les puces électroniques sont produites à 80% en Asie (Chine, Corée, Taïwan, Japon) ; il n’y a à ce jour aucun Européen ni aucun Américain parmi les dix premiers fabricants de batteries (7 sont Chinois, 2 Coréens et 1 Japonais) ; les principaux producteurs de terres rares sont en Chine, en Russie ou dans certains pays d’Amérique latine. Le Congo (RDC) est stratégique pour le cobalt, le Rwanda pour le tantale et l’Afrique du Sud pour le platine. Le lithium, que l’on trouve dans les batteries, est très largement extrait d’Australie mais sa transformation est pour l’essentiel réalisée en Chine.
Il ne faut toutefois pas confondre production et réserves. Sauf exception (comme le cobalt) on trouve ces matières premières un peu partout dans le monde, certes dans des proportions variables, lorsque l’on procède à de l’exploration minière ; cela est plus ou moins coûteux selon les cas. On trouve ces métaux stratégiques (tel le lithium) en Afghanistan par exemple, mais cela ne fait pas de ce pays un producteur indispensable à la transition, même si certains pays lorgnent sur ses réserves, d’autant que la mise en valeur de gisements miniers prend du temps et demeure coûteuse. C’est la valorisation de ces matières premières, leur transformation en produits finis qui ont été largement délocalisées en Chine ou ailleurs en Asie, souvent pour des motifs environnementaux car il s’agit là de techniques industrielles très polluantes.
Mais à la différence des hydrocarbures, les métaux et terres rares sont recyclables. Le pétrole est détruit lorsqu’il est consommé ; les terres rares sont partiellement réutilisables ce qui est certes coûteux et parfois polluant. On le fait déjà largement en France avec l’uranium. C’est pourquoi l’Europe cherche aujourd’hui à se réapproprier la fabrication de ces technologies qu’elle a un peu imprudemment transférées en Asie pour des motifs économiques ou pour des raisons liées à une réglementation environnementale plus contraignante qu’ailleurs.
Comment faire face aux nouvelles vulnérabilités énergétiques ?
La vulnérabilité d’une chaîne énergétique coïncide avec celle de son maillon le plus faible ; l’actualité nous montre que les pays européens sont vulnérables pour leurs approvisionnements en semi-conducteurs, éléments indispensables à la transition vers une économie bas-carbone. Il faut donc relocaliser en Europe la production de certains de ces produits hautement stratégiques.
C’est d’autant plus nécessaire que la mise en place à l’horizon 2026 d’une « taxe carbone » aux frontières de l’Europe ne justifie plus de faire produire à l’étranger certaines technologies polluantes. C’est « l’empreinte carbone » qui compte désormais et non plus les émissions nationales de CO2 ; le carbone inclus dans les produits importés sera imputé au consommateur et non plus au producteur et de ce fait le produit sera taxé au même degré que s’il était produit en Europe.
Les approvisionnements en flux tendus ne font qu’accroître cette vulnérabilité et il importe donc à la fois de constituer des stocks stratégiques et de sécuriser les routes maritimes par lesquelles ces produits sont importés.
De nouveaux dangers apparaissent avec la volonté de la Chine de prendre le contrôle de certaines infrastructures énergétiques européennes, notamment les réseaux de transport et de distribution d’électricité ; ce sont les nouvelles « routes de la soie »(2) . La Chine, qui se propose de vendre à l’Europe de l’électricité renouvelable (éolienne en particulier) via des réseaux à ultra-haute tension, a déjà pris des participations dans le capital des réseaux électriques en Grèce, en Italie, au Portugal, à Malte et même en Grande-Bretagne. Elle s’est heurtée à un refus gouvernemental en Allemagne et en Belgique. C’est une façon pour elle d’imposer ses normes et de récupérer des informations commerciales sensibles.
C’est dans la mise au point de technologies nouvelles (ordinateurs quantiques, nouveau nucléaire, stockage massif de l’électricité, technologies liées à l’hydrogène) que l’Europe peut gagner la bataille de la transition et il lui faut donc accroître ses efforts de recherche-développement dans ces secteurs, en privilégiant la coopération intra-européenne. Car il faut se méfier des transferts de technologies associés à la conquête des marchés extérieurs. La France, qui croyait vendre beaucoup de réacteurs nucléaires en Chine et qui, pour cela, a accepté de transférer sa technologie nucléaire de l’EPR, en est un bon exemple. Après la mise en service de Taïshan, le marché semble fermé.
Il ne faut pas confondre dépendance et vulnérabilité ; on peut être dépendant mais non vulnérable si l’on diversifie ses approvisionnements et si l’on maintient des stocks suffisants de produits stratégiques. On peut être indépendant et vulnérable si l’obtention de cette indépendance se fait à coût exorbitant ou en s’appuyant sur des technologies obsolètes. Il faut donc rechercher à la fois le plus d’indépendance possible et le moins de vulnérabilité souhaitable.
(1) Percebois Jacques, « L’énergie racontée à travers quelques destins tragiques », 2ème édition revue et augmentée, Editions Campus Ouvert, septembre 2021, 242 pages.
(2) Philippe COPINSHI et alii « La Belt and Road Initiative et la stratégie de sécurisation des approvisionnements énergétiques chinois en Afrique », Observatoire de la Sécurité des Flux et des Matières Energétiques, 2020, 57 pages.
(3) IEA (International Energy Agency), « The Role of Critical Minerals in Clean Energy Transition », World Energy Outlook, Special Report, 2021, 283 pages.
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