Par Michel Verpeaux, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Depuis plusieurs mois, des maires ont jugé utile de supprimer certaines aides sociales aux familles des auteurs d’actes de délinquance ou ayant commis ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement des actes d’incivilité. En réalité si les maires ont voulu présenter eux-mêmes ces mesures très médiatisées, ce sont les organes délibérants compétents qui ont pris, sur le plan juridique, ces décisions, conseils municipaux ou conseils d’administration du Centre communal d’action sociale (CCAS). Ces décisions ne peuvent concerner que des aides facultatives et posent diverses questions quant à leur légalité.

Peut-on réellement retirer toutes les aides sociales à des familles d’auteurs d’actes de délinquance ?

En matière d’aides sociales, il faut distinguer les aides obligatoires et les aides facultatives. Une telle suppression ne serait pas admise précisément lorsque ces aides doivent être attribuées et ne sont pas laissées à la discrétion des autorités locales, comme les aides au logement, les allocations familiales ou autre allocation de rentrée scolaire ou des prestations d’aide sociale comme le RSA, l’AAH. Ces dernières sont fixées par la loi et ne peuvent être adaptés au niveau local car elles sont conditionnées par les ressources des familles, et non aux comportements individuels.

Il n’en est pas de même des aides facultatives que les collectivités territoriales peuvent octroyer à certains de leurs administrés. Il s’agit, dans la plupart des cas, de subventions facultatives destinées aux foyers les plus modestes pour régler les frais de cantine, acheter des tickets de transport ou des chèques sport et culture. Pour ces aides, l’autorité locale peut décider quelles aides elle souhaite verser et même en déterminer les conditions comme l’âge, le plafond de revenus ou, pourquoi pas, un casier judiciaire vierge. Dans certaines communes, comme à Poissy, la mesure ne devait pas toucher les aides à la cantine scolaire, comme les activités périscolaires, le but n’étant pas de « remettre en cause le quotidien vital » de ces familles. Il s’agissait d’aides à hauteur de 30 euros pour les cotisations annuelles des jeunes de 11 à 17 ans s’inscrivant dans une association sportive ou culturelle. A Caudry, dans le Nord, ces aides concernaient l’accès à l’épicerie solidaire de la commune, le paiement des factures d’électricité ou encore l’aide au paiement de la cantine, pouvant aller jusqu’à 260 €.

Le principe d’un lien entre des aides sociales ou des allocations est discuté depuis de nombreuses années, y compris par le législateur. C’est ainsi que la loi du 28 septembre 2010 visant à lutter contre l’absentéisme scolaire, dite loi Ciotti, avait voulu autoriser la suspension des allocations familiales en cas d’absentéisme scolaire, tout en prévoyant des mécanismes d’accompagnement.  Le Conseil constitutionnel n’avait pas été saisi de cette loi. Il ne l’a pas davantage été de la loi du 31 janvier 2013 tendant à abroger la loi précédente et adoptée à l’initiative du groupe socialiste du Sénat qui avait mis en avant l’inefficacité de la loi, qui n’avait généré, en 2011-2012, que 619 suspensions sur 12 millions d’élèves. Certains élus n’ont donc pas été découragés par l’échec de la première loi et se sont inscrits dans la continuité de l’esprit de la loi Ciotti. Il n’est dès lors pas surprenant que ces maires sont, en l’état, classés à droite sur l’échiquier politique. L’absence de jurisprudence constitutionnelle n’empêche pas l’existence d’interrogations de nature constitutionnelle.

Une collectivité locale peut-elle librement opérer de telles distinctions entre ses administrés ?

Une collectivité publique est toujours libre de revenir sur ses décisions lorsque ces dernières ne constituent pas des mesures d’application de la loi ou d’autres engagements. Si la question de la compétence des communes ou des établissements publics ne se pose pas en l’espèce, c’est le contenu de ces mesures qui est susceptible d’interroger.

Ce sont alors les justifications de ces décisions qui sont susceptibles de contredire « certains principes », le premier d’entre eux étant l’exigence d’égalité qui est protégée par la Constitution. L’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme, qui a valeur constitutionnelle, proclame en effet que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». De façon constante, le Conseil constitutionnel juge que ce principe ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un comme l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit. La position du Conseil d’Etat à l’égard des actes des autorités administratives est identique. L’existence d’atteintes possibles à la stricte application de l’égalité, au nom souvent d’une égalité réelle, comme semble l’autoriser ces juridictions suprêmes, se heurterait néanmoins à des discriminations que la Constitution interdit dans son article 1er, fondées sur l’origine, la race ou la religion ainsi qu’à l’affirmation de l’égalité entre les femmes et les hommes posée par le Préambule de 1946.

En outre, le principe d’égalité exige qu’une commune ne crée pas de discrimination dans les conditions d’accès à une aide sociale, c’est-à-dire que les critères d’attribution doivent avoir un rapport avec l’aide, comme le retour à des revenus plus importants ou, au contraire, la dissimulation de revenus réels. La faculté de suspendre une aide doit se faire sur des critères objectifs et non discriminants, la difficulté résultant aussi de l’imprécision des comportements (doivent-ils être nécessairement délictueux ?) susceptibles de justifier la suppression de ces aides sociales. Or, en l’espèce, il n’apparait pas évident d’établir un rapport objectif entre, par exemple un « rappel à l’ordre » et l’accès à une épicerie solidaire. Il ne parait pas néanmoins nécessaire que la gravité du trouble ait été attestée par une décision d’une juridiction répressive. En revanche, la disproportion entre la mesure et le comportement est susceptible d’être un facteur d’illégalité.

Quel regard peut-on porter sur les justifications avancées par les élus locaux ?

L’un des arguments souvent avancés par les élus locaux consiste à mettre en balance les « droits » que représenteraient ces avantages sociaux et les obligations qui seraient celles de toute vie en société, selon une forme de réciprocité entre les droits et les devoirs. Les mesures constituent alors une sorte de sanction déguisée en présence d’un comportement jugé répréhensible ou incivil, une sorte de punition déguisée qui, bien entendu, n’est pas infligée par un juge mais dont la légalité peut être contestée devant le juge administratif. Sans même vouloir se placer dans le cadre d’un droit répressif qui englobe non seulement les sanctions pénales mais aussi celles ayant le caractère de punition et qui, de ce fait, relèvent des principes de la Déclaration des droits de l’homme (principe de légalité des délits et des peines, nécessité et proportionnalité des peines, présomption d’innocence…), les mesures prises dans certaines communes peuvent être critiquées pour le caractère inadapté et excessif.

La justification selon il est nécessaire de « responsabiliser les familles de délinquants » assimile alors le « délinquant » (le jeune mineur) et la personne punie (sa famille quelle que soit sa composition). Il s’agit d’une forme de responsabilité collective qui ne respecte pas un autre grand principe, celui de l’individualisation des peines. La punition ne frappe pas celui qui commet une faute mais toute la famille qui, sur le seul plan de l’incrimination, n’a rien fait, si ce n’est laisser faire.

En outre, s’agissant de la nécessité des peines, autre principe posé par l’article 8 DDHC, il n’est pas certain que sanctionner financièrement des familles permette de lutter contre la délinquance car la suppression des aides sociales est susceptible, au contraire, d’aggraver la précarité de toute la famille.

Tout au plus, faudrait-il concevoir ces mesures, prises devant l’exaspération des administrés de ces communes, comme des mesures préventives, afin de faire comprendre à la famille qu’il est urgent d’agir, grâce aussi à un accompagnement parental comme à Rillieux-la Pape (Rhône). A Poissy, les aides sociales ont été suspendues en cas de premier rappel à la loi. Ce n’est qu’en cas de récidive que les aides seront supprimées. La prévention peut alors remplacer une « répression » qui ne dit pas son nom.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]