Par Frédéric Bernard, Professeur de droit public à la Faculté de droit de l’Université de Genève

Le dimanche 7 mars 2021, le peuple et les cantons suisses ont accepté à une courte majorité une initiative populaire constitutionnelle visant à interdire la dissimulation du visage dans l’espace public. Cette initiative soulève des interrogations qui se situent à la confluence de la démocratie directe, du fédéralisme et des libertés individuelles.

Quel est le cadre juridique de ce vote ?

La Suisse est un Etat fédéral superposant, sur le même territoire, plusieurs niveaux de collectivités publiques, dont la Confédération suisse (niveau fédéral) et les vingt-six cantons (niveau cantonal).

Au niveau fédéral, la Constitution contient plusieurs instruments de démocratie directe, dont l’initiative populaire tendant à la révision totale ou partielle de la Constitution (art. 138 et 139 Cst. féd.) et le référendum obligatoire ou facultatif (art. 140 et 141 Cst. féd.). L’initiative « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage » est une initiative populaire, qui permet à 100’000 citoyennes et citoyens ayant le droit de vote de demander la révision partielle de la Constitution fédérale par le biais d’un projet rédigé (art. 139 Cst. féd.). Une telle initiative doit respecter plusieurs conditions, dont l’unité de la forme, l’unité de la matière et les « règles impératives du droit international » (c’est-à-dire les normes appartenant au jus cogens au sens de l’art. 53 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, ainsi que les droits indérogeables au sens des articles 15 CEDH et 4 Pacte ONU II).

Lorsqu’une initiative rédigée aboutit, les autorités doivent la soumettre au vote du peuple et des cantons si elle respecte les conditions précitées, en la munissant au besoin d’une recommandation d’acceptation ou de rejet adoptée par l’Assemblée fédérale (le Parlement). Cette dernière peut également, si elle l’estime judicieux, préparer un contre-projet qui sera soumis simultanément au vote. Une initiative est acceptée lorsqu’elle recueille la majorité des voix du peuple et celle des cantons (la voix des cantons se calcule en prenant séparément en compte le vote populaire dans chacun d’eux). Si les deux majorités divergent, l’initiative populaire est refusée. Ce cas de figure s’est produit récemment avec l’initiative sur les « multinationales responsables », effectivement acceptée par le peuple mais rejetée par les cantons.

L’initiative « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage » proposait d’ajouter un nouvel article 10a dans la Constitution fédérale, dans le chapitre consacré à la garantie des droits fondamentaux (art. 7 à 36). Cette disposition interdit de se dissimuler le visage dans l’espace public et dans les lieux accessibles au public, sous réserve d’exceptions limitativement énumérées (santé, sécurité, raisons climatiques ou coutumes locales). L’initiative interdit également de contraindre une personne à se dissimuler le visage en raison de son sexe.

Le 7 mars 2021, cette proposition a été acceptée par 51,2 % des personnes votantes et par dix-huit cantons sur vingt-trois (six des vingt-six cantons suisses, par exemple Bâle-Ville et Bâle-Campagne, ne disposent que d’une demi voix).

Comment l’initiative s’insère-t-elle dans les rapports entre la Confédération et les cantons ?

Dans le système helvétique de répartition des compétences, les cantons sont réputés compétents dans tous les domaines qui n’ont pas été attribués à la Confédération (art. 3 Cst. féd.). Avant la votation, l’absence d’interdiction fédérale de se dissimuler le visage sur l’espace public signifiait donc que les cantons étaient libres de légiférer ou non sur cette question. Ces dernières années, des discussions avaient été entamées dans plusieurs d’entre eux. Elles avaient abouti dans le Tessin en 2013, suite à une initiative populaire cantonale, et à Saint-Gall en 2017. La votation du 7 mars 2021 a donc un effet centralisateur, puisqu’elle impose désormais une solution unique sur l’ensemble du territoire de la Confédération.

Les questions liées au fédéralisme ne s’arrêtent toutefois pas là. En effet, si la nouvelle disposition constitutionnelle tranche la question de fond, elle reste muette sur le niveau auquel elle doit être concrétisée : appelle-t-elle une mise en œuvre fédérale ou cantonale ? Si l’on considère que l’initiative est avant tout de nature pénale, la Confédération devrait, en principe, être chargée de sa concrétisation, puisque la législation en matière de droit pénal relève de sa compétence (art. 123 Cst. féd.) ; en revanche, si l’on estime que l’initiative concerne la gestion du domaine public, sa mise en œuvre relèverait plutôt de la compétence des cantons (en Suisse, le domaine public et sa gestion sont traditionnellement de rang cantonal, voire communal).

L’initiative comporte certes une disposition transitoire, selon laquelle la législation d’exécution – qui devra notamment préciser les exceptions à l’interdiction de se dissimuler le visage – doit être élaborée dans les deux ans qui suivent son acceptation, mais elle n’est d’aucune aide pour identifier la collectivité publique compétente.

Quelle serait la situation en cas de non-respect de cette disposition transitoire ? L’interdiction de l’art. 10a Cst. féd. est vraisemblablement formulée de manière assez précise pour constituer une norme directement applicable, au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral (la plus haute juridiction suisse). Elle demeurerait cependant dépourvue de sanction, puisque la norme constitutionnelle n’en prévoit pas, et s’apparenterait ainsi à une forme d’obligation naturelle.

Le nouvel art. 10a Cst. féd. respecte-t-il les libertés individuelles ?

L’initiative sur l’interdiction de se dissimuler le visage, malgré sa formulation neutre, vise une cible implicite claire : le voile intégral (au cours de la campagne, le texte a d’ailleurs souvent été désigné comme « initiative anti-burqa »). Elle a été lancée par le Comité d’Egerkingen (qui prend son nom d’une commune du canton de Soleure et est proche du parti de droite de l’Union démocratique du centre), qui était aussi à l’origine de l’initiative sur l’interdiction des minarets (acceptée par le peuple et les cantons en 2009 et inscrite aujourd’hui à l’art. 72 al. 3 Cst. féd.).

Il convient cependant de souligner que l’initiative a mobilisé la société suisse indépendamment des clivages religieux et politiques : elle a aussi été soutenue publiquement, par exemple, par des membres de partis de gauche et par des personnes de confession musulmane. Elle s’inscrit d’ailleurs dans un débat plus large qui agite également d’autres Etats européens comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou le Luxembourg. La France et la Belgique ont, pour leur part, déjà légiféré dans un sens identique (en 2010 et en 2011 respectivement).

Cela étant, la compatibilité de cette interdiction avec les normes du droit international garantissant les droits humains, en particulier la liberté de manifester sa religion, n’a pas été définitivement tranchée (le fait que cette initiative ait été soumise au vote est, par contre, conforme aux règles constitutionnelles helvétiques, les manifestations extérieures de la liberté religieuse ne faisant pas, selon les autorités fédérales, partie des « règles impératives du droit international »).

Si la Cour européenne des droits de l’homme semble avoir admis cette compatibilité (voir les arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014 et Belcacemi et Oussar c. Belgique du 11 juillet 2017), le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a, sur communications individuelles, condamné la France en 2018 dans deux décisions dans lesquelles il a estimé que l’interdiction générale de porter le niqab en public constituait une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester librement sa religion. Plusieurs organes des Nations Unies, dont la Haut-Commissaire aux droits de l’homme, ont d’ailleurs réagi dès la connaissance du résultat du vote du 7 mars 2021, jugeant celui-ci « profondément regrettable » et déplorant que la Suisse ait rejoint « le petit nombre de pays où la discrimination active contre les musulmanes est désormais sanctionnée par le droit ». Le dernier mot judiciaire n’a donc peut-être pas encore été prononcé.