Par Christian Vallar, Doyen honoraire et Professeur agrégé de droit public à l’Université Côte d’Azur, Avocat.

Le 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel de Pologne a rendu une décision qui a provoqué l’émoi sinon l’indignation à Bruxelles et parmi les classes politiques européennes. Son arrêt déclare partiellement contraires à la constitution polonaise trois articles du Traité de l’Union européenne  et remet  en question la primauté du droit de l’Union sur la constitution.

Cette jurisprudence, compréhensible dans le contexte « souverainiste » polonais, n’est pas foncièrement une révolution : d’autres juridictions constitutionnelles se son prononcées en ce sens, cependant en faisant preuve de souplesse. Ainsi dans son arrêt du 15 décembre 2015 (2 BvR 2735/14) le Tribunal constitutionnel allemand a écarté le principe de primauté du droit européen au bénéfice des droits fondamentaux constitutionnels, accordant la priorité à l’identité constitutionnelle allemande. De même la Cour constitutionnelle italienne dans son arrêt du 21 avril 1989 (n° 232, Fragd) a-t-elle vérifié si une norme communautaire n’était pas contraire aux principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel italien.

Le Conseil constitutionnel considère pour sa part qu’il est fait  obstacle à  l’obligation constitutionnelle de transposition d’une directive du fait d’une disposition constitutionnelle expresse (Cons.const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance dans l’économie numérique), à laquelle s’ajoutent une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait expressément consenti (Cons.const. , 27 juillet 2006, n° 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, et 30 novembre 2006, n° 2006-543 DC, Loi relative au secteur de l’énergie).

La décision qu’il a rendue le 15 octobre dernier fait application pour la première fois d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (Cons.const., 15 octobre 2021, n° 2021-940 QPC, Société Air France).

L’obligation pour les transporteurs aériens de réacheminer les étrangers dont l’entrée en France est refusée est-elle inconstitutionnelle ?

Le Conseil constitutionnel est saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Air France, portant sur les articles L. 213-4 et L. 625-7-1° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (devenus depuis l’ordonnance n° 2020-1733 du 6 décembre 2020 les articles L. 333-3 et L. 821-1).

La convention d’application de l’accord de Schengen signée le 19 juin 1990 instaure l’obligation pour  les entreprises de transport de reprendre en charge sans délai les personnes étrangères dont l’entrée sur le territoire des États signataires a été refusée et de les ramener vers un État tiers. La directive 2001/51/ce du Conseil du 28 juin 2001 reprend et précise cette obligation.

Les deux articles incriminés du CESEDA assurent la transposition de ladite directive, l’obligation de réacheminement étant sanctionnée d’une amende d’un montant maximal de 30 000 euros…

La société Air France a contesté devant le Conseil d’État la légalité de deux amendes au montant élevé infligées sur ce fondement et a présenté une QPC que la Haute assemblée a transmise au Conseil constitutionnel.

Elle reproche aux dispositions attaquées de méconnaitre le droit à la sûreté, le principe de la responsabilité personnelle et l’égalité devant les charges publiques. Mais également et c’est le plus intéressant d’obliger les entreprises de transport aérien à réacheminer les personnes étrangères auxquelles l’accès au territoire national a été refusé, le cas échéant en exerçant des contraintes sur celles dont le comportement présente un risque pour la sécurité à  bord de l’aéronef. Ces dispositions auraient pour effet de déléguer à une personne privée des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique, en violation de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

L’incompétence du Conseil constitutionnel peut-elle être fondée sur l’article 88-1 de la Constitution ?

Se fondant sur l’article 88-1 de la Constitution le Conseil a jugé que la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement est d’ordre constitutionnel, et que de ce fait il se déclare incompétent pour contrôler la conformité d’une loi de transposition lorsque celle-ci se limite à tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou d’un règlement (décision citée du 10 juin 2004 ; cons. 9 de la décision du 15 octobre 2021). Il n’appartient qu’au juge de l’Union européenne de contrôler le respect des droits fondamentaux garantis par l’article 6 du traité sur l’Union européenne.

Il fait application de sa jurisprudence en l’espèce reprenant au considérant 9 la formulation type, sachant qu’elle s’applique aussi dans le cas des QPC (Cons const., 17 décembre 2010, n° 2010-79 QPC, Kamel D.). Les dispositions contestées visent à assurer la transposition de la directive et se bornent ainsi à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 28 juin 2001.  Par conséquent, le Conseil constitutionnel n’est compétent que dans la mesure où elles mettent en cause une règle ou un principe qui, ne trouvant pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne, est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.

En l’espèce, le droit à la sûreté, le principe de responsabilité personnelle et l’égalité devant les charges publiques sont protégés par le droit de l’Union européenne et ne constituent pas des règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France : « Il n’appartient donc pas au Conseil de se prononcer sur ces griefs » (cons. 15). Seul le juge de l’Union européenne est compétent pour exercer le contrôle du respect par la norme européenne des droits fondamentaux de celle-ci.

La sécurité intérieure est-elle un élément constitutif de l’identité constitutionnelle de la France ?

En revanche le moyen invoqué de l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale en violation de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est retenu.

Ledit article disposant que : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle a été confiée » est interprété par le Conseil comme signifiant « l’interdiction de déléguer à des personnes privées  des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits… qui constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (cons. 15).

Cette interprétation de l’article 12 n’est pas nouvelle. Elle a été formulée en 2011, le juge constitutionnel censurant les dispositions qui rendaient possible la délégation à une personne privée des compétences de police administrative générale, en lui confiant la gestion d’un système de vidéoprotection pour le compte d’une personne publique et de visionner les images prises sur la voie publique (Cons. const., 10 mars 2011, n° 2011-625, Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure). En revanche, ce même article 12 n’a pas été utilement invoqué pour l’obligation des employés des sociétés de transport aérien de contrôler les documents d’embarquement (Cons. const., 25 octobre 2019, n° 2019-810 QPC Société Air France)

Cette affirmation du rôle essentiel de la puissance publique en matière de sécurité intérieure est traditionnelle dans la jurisprudence administrative : « Les pouvoirs de police sont « inaliénables et imprescriptibles » » (concl. Tardieu sur CE, 6 décembre 1907, n° 04244, Cie du Nord et autres. La police ne se délègue pas (CE, 17 juin 1932, Ville de Castelnaudary ; CE, 21 juin 2000, n° 212100, SARL Plage Chez Joseph).

En l’espèce, la disposition litigieuse est valide. En effet, la décision de mettre en œuvre le réacheminement d’une personne non admise sur le territoire français relève de la compétence exclusive des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière. Les entreprises ne sont tenues que de la prise en charge de ces personnes. Les dispositions contestées n’ont ni pour effet ni pour objet de leur confier la surveillance ou d’exercer une contrainte sur les personnes, sans préjudice de la faculté pour le commandant de bord de débarquer une personne présentant un danger.

Le continuum de sécurité entre les diverses forces de sécurité intérieure mais aussi le secteur privé, gardent pour ligne directrice le maintien du pouvoir de décision et de contrôle de la puissance publique, c’est-à-dire de l’Etat dans le domaine de la police administrative.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]