Par Jérôme Chacornac – Maître de conférences à l’Université Paris-Panthéon-Assas
Le fait pour un journaliste de communiquer à un tiers la publication prochaine d’articles de presse relayant des rumeurs de marché relatives au lancement d’offres publiques d’achat sur des sociétés cotées en bourse caractérise-t-il un comportement d’initié ? C’est à cette question que la CJUE devait répondre par un arrêt du 15 mars dernier (M. A c. AMF, aff. C-302/20). La CJUE répond par l’affirmative aux termes d’un raisonnement qui cherche l’équilibre entre liberté de la presse et maîtrise de la circulation des informations privilégiées. Sa décision vient ainsi affronter une difficulté particulière dans la définition de l’information privilégiée qui justifie la répression des comportements d’initié, au regard de sa nécessaire précision.

Pour la CJUE, que recouvre l’information précise qui permet de qualifier le comportement d’initié quand elle est divulguée ? 

En plus de devoir être confidentielle (non publique) et sensible (potentiellement influer sur le cours de bourse), l’information doit être précise pour qualifier un comportement d’initié. Au fil des textes, le caractère précis d’une information privilégiée a reçu une définition stable qu’on peut lire aujourd’hui à l’article 7§2 du règlement relatif aux abus de marché. Cette exigence de précision suppose que le contenu de l’information soit constitué par des éléments suffisamment définis. Elle impose que l’information « soit suffisamment concrète ou spécifique », afin d’exclure de la notion d’information privilégiée les informations « vagues ou générales » (CJUE, 11 mars 2015, aff. C-628/13).

Que dire alors d’une de ces courantes et parfois redoutables « rumeurs de marché » ? Le critère de précision a conduit jusqu’ici à opérer une distinction entre rumeur et information. Tandis que la première n’a pas d’auteur identifié permettant d’en questionner la véracité, la seconde est un savoir susceptible d’être communiqué par un auteur à un destinataire. Par conséquent, la première échappe à toute régulation, seule la seconde étant source d’interdits et d’obligations. Mais que dire lorsque, comme il en allait dans l’espèce jugée le 15 mars, la rumeur devient objet d’une publication par un journaliste spécialisé sur le site internet du quotidien Daily Mail ? L’annonce de la publication prochaine d’un article relatant une rumeur constitue-t-elle une information privilégiée, soumettant les journalistes à l’interdiction de principe de la divulguer à autrui ?

La CJUE répond par l’affirmative et retient qu’une rumeur de marché peut constituer l’objet d’une information précise. Mais, et la vraie subtilité est là, une rumeur n’est pas en elle-même l’information : l’information est l’annonce de la publication. Par conséquent, pour être précise et qualifier une information privilégiée, l’information portant sur une rumeur d’offre publique doit au moins comporter un « prix ».

Enfin, la probabilité de publication de l’article sans altération au sein du journal était suffisamment élevée. Si la précision n’implique pas la certitude de l’événement (CJUE, 28 juin 2012, aff. C 19/11.), il fallait néanmoins s’assurer du caractère raisonnable de sa réalisation.

En elle-même, la rumeur demeure donc affectée par une trop grande indétermination pour représenter une « information précise » et nourrir les analyses rigoureuses d’un public d’investisseurs que l’on postule rationnels. Relayée par une source d’information fiable (un journal), elle peut toutefois le devenir.

Cet élargissement du critère de précision par la CJUE suggère une forte responsabilisation des journalistes financiers. Ceux-ci se trouvent indirectement intégrés au bon fonctionnement du marché par la conscience qu’ils doivent avoir de l’impact des rumeurs relayées dans les informations qu’ils élaborent. Cette responsabilisation pose question quant à leur protection dans l’exercice de la liberté de la presse

Quelles conséquences, par exemple en ce qui concerne l’enquête préliminaire ouverte contre l’ex-DG d’Orpea ? 

Le rapprochement entre les deux affaires appelle un certain nombre de précautions. Leur contexte procédural n’est pas le même, l’affaire Daily Mail ayant conduit à une sanction administrative par la Commission des sanctions de l’AMF, alors que l’enquête ouverte par le Parquet national financier contre l’ancien DG d’ORPEA oriente l’affaire vers l’éventuel exercice de poursuites pénales (la décision de ne pas poursuivre laisse cependant la voie libre à une procédure de sanction administrative devant la Commission des sanctions de l’AMF, selon le très insatisfaisant mécanisme dit de « l’aiguillage » : art. L.465-3-6 du Code monétaire et financier voir Article JM Brigant sur notre Blog).

De même, l’objet de l’information n’est pas semblable à deux égards. Tout d’abord, la publication d’un livre (Victor Castanet, Les fossoyeurs), qui a conduit à deux rapports d’enquête, sur la base desquels une plainte a désormais été déposée par l’Etat, ne constitue pas à proprement parler une rumeur. On est plus sûrement en présence de véritables informations : un auteur et un éditeur identifiés en l’occurrence. Ensuite, il s’agit, comme informations, de circonstances et d’événements à caractère stratégique plutôt que financier.

Enfin, en l’état des éléments relayés par la presse, le comportement visé par l’enquête concerne une vente d’actions par un dirigeant social – soit un initié primaire. Le comportement d’initié susceptible d’être reproché ne serait donc pas le même que celui débattu à l’encontre du journaliste dans l’affaire Daily Mail : utiliser une information n’est pas la communiquer à un tiers.

Il demeure, au-delà de ces différences que la définition de l’information privilégiée applicable sera bien la même (art. L.465-1, I, c) du Code monétaire et financier). Au moment de qualifier les faits préalablement à l’exercice d’une éventuelle poursuite, il faudra donc établir que l’on était en présence d’une information confidentielle lors de son utilisation, sensible et précise.

Sur le terrain de la précision, certes la sortie d’un livre par un journaliste d’investigation constitue un événement spécifique. Pour autant, la précision suppose que l’on puisse tirer de l’information une conclusion quant à son effet possible sur le cours (positif ou négatif – CJUE, 11 mars 2015, préc.).

La CJUE a rappelé dans l’arrêt commenté qu’il n’est pas nécessaire que l’information ait exercé une influence effective sur le cours de bourse : seul compte que l’information confidentielle ait pu laisser entrevoir pour son détenteur un éventuel impact. Cette question se prolonge alors dans un autre caractère de l’information privilégiée : sa sensibilité. Si une information peut être privilégiée dès lors que son influence sur le cours n’est que potentielle, en revanche, l’information par hypothèse indifférente à la formation du cours de bourse n’est pas sensible et donc pas une information privilégiée.

Que penser de l’équilibre trouvé entre la liberté du journaliste et la protection du marché ? 

La CJUE précise ici comment concilier la protection du marché avec les droits fondamentaux et spécialement avec l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne protégeant la liberté d’expression et d’information.

La CJUE prend ainsi position sur l’interprétation des dispositions du règlement « MAR » en articulant ses articles 10 et 21. Pour la CJUE, si la divulgation par un journaliste d’informations privilégiées portant sur la parution prochaine d’un article relayant des rumeurs relève bien « de fins journalistiques » en ce qu’elle participe selon la CJUE de travaux d’investigation préparatoires, elle n’échappe pas de plein droit à la répression pour comportement d’initié. Pour qu’elle soit licite, la divulgation de l’information doit être nécessaire à l’exercice de la profession et proportionnée.

Au résultat, cette recherche d’équilibre entraîne, sinon un durcissement, du moins une réelle incertitude dans l’appréciation de la licéité du comportement des journalistes. L’exigence de prise en compte des règles régissant la profession de journaliste avait déjà pu prêter à contestation au regard du principe de légalité, et la divulgation aux fins d’information du public avait jusqu’ici été largement entendue (v. la décision de la commission des sanctions au début de l’affaire. Adde, AMF, CDS, 11 déc. 2019, SAN-2019-17). La finalité de bonne information du public qui préside aux travaux d’enquête s’articule désormais avec une exigence supplémentaire de nécessité aux fins de l’exercice de la profession, dont la CJUE précise, depuis l’origine, qu’elle est d’interprétation stricte (CJCE, 22 nov. 2005, aff. C-384/02).

En somme, l’application du critère de nécessité et de proportionnalité expose à un sérieux risque de neutralisation au cas par cas de la protection offerte sur le terrain de la liberté de la presse, retirant par la main d’une exigence générale ce qui semblait avoir été donné dans une disposition spécifiquement conçue pour les activités journalistiques.

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