Par Vanessa Barbé, Professeur de droit public à l’Université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes)

Au Royaume-Uni en 2020, plusieurs « affaires » au sein du gouvernement ont impliqué des conseillers ministériels dits conseillers spéciaux (Special Advisers ou SpAds). Notamment, le 13 février 2020, le ministre des Finances Sajid Javid démissionne lorsque Boris Johnson lui demande de se séparer de son équipe de collaborateurs pour les remplacer par des conseillers issus du 10 Downing Street, afin que le Premier ministre puisse maîtriser totalement la politique budgétaire. Cette démission surprise a lieu six mois seulement après la prise de fonctions du ministre, alors qu’il devait présenter le premier budget post-Brexit au Parlement le 11 mars. Par la suite, le 13 novembre 2020, Dominic Cummings est limogé. Il est le conseiller spécial le plus connu de Boris Johnson, considéré comme un « Premier ministre bis » ou « Super-SpAd ». Cette sortie de fonctions fait suite à une série de manquements reprochés au conseiller spécial, lesquels ont pu être révélés et sanctionnés en vertu d’exigences déontologiques et de transparence concrétisées par le statut formel des conseillers ministériels dans ce pays.

Quels manquements sont reprochés à Dominic Cummings ?

Dominic Cummings a une longue expérience en tant que conseiller. Entre 2007 et 2014, il est le conseiller spécial de Michael Gove, acteur majeur du Brexit au sein du parti conservateur. Cummings est ensuite le directeur de campagne du Vote Leave en 2015 et 2016. Lors d’une enquête menée par une commission de contrôle de la Chambre des communes (Digital, Culture, Media and Sport Committee) relative à l’utilisation des données personnelles et de la publicité ciblée lors de la campagne du Brexit (notamment l’usage des fake news ayant sans doute favorisé le camp du Leave), Dominic Cummings a refusé d’être auditionné. Pour le Committee of Privileges le 27 mars 2019, ce refus représente un cas de contempt of Parliament (manque de respect dû au Parlement). Cela n’empêche pas Cummings de devenir le conseiller spécial du Premier ministre Boris Johnson le 24 juillet 2019, et d’être considéré comme son bras droit. Il aurait ainsi été l’instigateur de la prorogation (suspension) du Parlement afin de le museler dans le contexte des votes relatifs au Brexit, suspension finalement déclarée illégale par la Cour suprême1.

En 2020, c’est pour une violation répétée des règles du confinement que le comportement de Dominic Cummings est à nouveau critiqué, et que la question de la responsabilité des conseillers spéciaux est posée2. À deux reprises (l’une pour s’installer chez ses parents, l’autre pour un voyage de loisirs), Cummings est accusé de ne pas respecter le §6 des Health Protection (Coronavirus, Restrictions) (England) Regulations 2020. En vertu de cette disposition : « During the emergency period, no person may leave the place where they are living without reasonable excuse » (« pendant l’état d’urgence, nul ne peut quitter son lieu de résidence sans un motif valable »), une liste de « motifs valables » étant ensuite énumérée de a) à m) (notamment : faire ses courses, aller chez le médecin, faire de l’exercice, pratiquer une religion). Parmi ces motifs, celui invoqué par Cummings pour justifier son premier voyage (se déplacer chez ses parents vivant à 260 miles de chez lui afin qu’ils puissent garder les enfants car lui et son épouse sont atteints du virus) pourrait éventuellement être incluse dans le l) (déménager si cela est nécessaire), même s’il a été reproché à Cummings d’exposer ses parents, personnes vulnérables, au risque d’attraper le virus. En revanche, le second voyage (d’agrément dans la ville touristique de Barnard Castle) ne semble aucunement compatible avec le règlement. La violation de ces règles représente certes une infraction mineure (punie d’une amende ou « fixed penalty notice » graduelle de £200 à £6400 en cas de récidive), mais Cummings est l’un des conseillers spéciaux du Premier ministre dont celui-ci est le plus proche, et qui sont le mieux rémunérés3. Faisant partie de l’élite gouvernementale, il est attendu de lui un comportement exemplaire, d’autant plus que la déontologie des conseillers ministériels fait l’objet d’une formalisation précise au Royaume-Uni.

Quelles sont les obligations déontologiques des conseillers ministériels au Royaume-Uni ?

Le statut des conseillers ministériels est le symbole du secret du droit gouvernemental dans la plupart des démocraties modernes. Leur rôle, leur salaire, leur nombre, leurs responsabilités : tous ces aspects sont peu ou pas du tout régis par les constitutions ou par des textes formels dans de nombreux pays. La raison de cette opacité est liée au caractère hautement politique de leur mission, et au défaut de transparence affectant plus globalement de larges aspects du statut des membres des exécutifs – Présidents ou chefs d’État, Premiers ministres et autres membres du gouvernement (notamment, leurs rémunérations, avantages, privilèges et autres gratifications).

Néanmoins, c’est bien au Royaume-Uni que le statut des conseillers ministériels fait l’objet de l’une des théorisations les plus développées parmi les démocraties modernes, notamment s’agissant de leurs obligations déontologiques4. Ceci peut étonner dans un pays qui n’est pas doté d’une constitution formelle, et dont le droit constitutionnel est majoritairement issu des coutumes et pratiques.

Le Constitutional Reform and Governance Act 2010 innove ainsi en définissant le conseiller spécial (section 15) comme une personne ayant le statut d’agent au sein du civil service, occupant une fonction au sein de l’une des administrations visées par la loi et nommée en vertu d’une procédure également décrite par la loi. En vertu de cette disposition, le conseiller est personnellement choisi par le ministre concerné, puis la nomination est approuvée par écrit par le Premier ministre et les conditions de son embauche sont fixées par le ministre de la fonction publique.

Ce texte est complété par deux instruments de soft law : le Civil service code, qui s’applique aux agents publics (section 5 de la loi de 2010), et le Ministerial code, applicable aux membres du gouvernement.

Dans son article 3.2, ce dernier dispose qu’à l’exception du Premier ministre, chaque ministre du Cabinet peut nommer deux conseillers spéciaux. En vertu de l’article 3.3, les conseillers sont responsables devant le gouvernement dans son ensemble, et non seulement leur ministre de tutelle (cette disposition a été intégrée en 2010 lors de la mise en place du gouvernement de coalition). En revanche, la surveillance de l’activité et du comportement des conseillers relève du ministre concerné, ce qui inclut la discipline. Les ministres sont ainsi chargés de s’assurer du respect des règles déontologiques par leurs conseillers. Les ministres sont ensuite responsables devant le Premier ministre, le Parlement et les citoyens des actes de leurs conseillers spéciaux. Le Premier ministre peut également mettre fin aux fonctions d’un conseiller.

Enfin, un dernier instrument de soft law est institutionnalisé par la loi de 2010 (section 8). Le Code of conduct for Special advisers existe depuis 2001, et a été modifié pour la dernière fois en décembre 2016. Outre une définition des conseillers spéciaux5, il doit comprendre en vertu de la loi plusieurs principes fondamentaux comme celui interdisant aux conseillers d’autoriser une dépense publique ou d’exercer la prérogative royale, c’est-à-dire les pouvoirs ministériels, aux lieu et place du ministre.

En vertu de ce code, les conseillers sont soumis aux principes d’honnêteté et d’intégrité. Le code précise le contenu de la fonction des conseillers spéciaux (écrire les discours, représenter le ministre devant les médias et devant les groupes d’intérêts notamment), fixe les règles dites de « transparence » visant à prévenir les conflits d’intérêts, établit des incompatibilités, en particulier avec un mandat politique, et encadre leur sortie de fonctions.

En ce qui concerne le comportement de Dominic Cummings, aussi bien le contempt of Parliament que la violation des règles du confinement pourraient être considérés comme une atteinte au principe d’intégrité, défini par le Civil service code (article 3) comme la primauté de l’intérêt général et des obligations de service public sur les intérêts personnels. Même si cette notion semble assez floue et extrêmement subjective, il y a matière à penser que Dominic Cummings n’a pas toujours agi dans le respect de l’intérêt général. C’est donc une question de déontologie ou d’éthique publique qui se pose. De même, le principe d’honnêteté, défini comme la sincérité et la transparence, semble avoir été bafoué lorsque Cummings tente de justifier son voyage d’agrément avec sa femme et ses enfants en indiquant qu’il a voulu vérifier sa vue au volant après sa maladie (Eye test)… ce qui a été largement raillé par les médias (une brasserie ayant même créé une cuvée de bière spéciale dans la bourgade en question en hommage à la désormais fameuse excuse du « test de vision », la Barnard Castle Eye Test IPA…).

Quelles sont les conséquences de la méconnaissance des règles déontologiques par un conseiller ministériel ?

La procédure d’investigation menée à l’encontre des conseillers ministériels n’est pas formalisée dans la loi ou les codes et est relativement variable. Il existe depuis 2006 un conseiller indépendant chargé des intérêts des ministres (Prime Minister’s Independent adviser on Ministers’ interests), lequel est parfois sollicité pour examiner la conduite des collaborateurs ministériels. Néanmoins, l’indépendance de cette institution proche du Premier ministre est remise en cause régulièrement6. Certaines investigations sur le comportement des conseillers ont également été menées par le Cabinet Secretary (équivalent du secrétaire général du gouvernement). Dans tous les cas, il est apparu que les droits de la défense étaient garantis de façon aléatoire, notamment en ce qui concerne l’accès aux pièces du dossier, le droit d’être assisté d’un avocat et le droit de convoquer des témoins. Étant donné que l’enquête peut mener à la révocation du conseiller, et même si celle-ci est discrétionnaire, l’absence de procédure formalisée peut paraître contradictoire avec la volonté de réglementer le statut des conseillers.

Dans « l’affaire Cummings », la procédure de révocation du conseiller a avant tout été initiée par les médias et l’opposition parlementaire. Appelé à se séparer de son special adviser, Boris Johnson s’y refuse. Le Premier ministre est interrogé sur le comportement de Cummings devant le Commons Liaison Committee le 27 mai 2020, lors d’une audition sur le sujet du coronavirus. Cette commission réunit les présidents des commissions de contrôle de la Chambre des communes depuis 1980. Depuis 2002, elle est la seule à pouvoir convoquer le Premier ministre à une audition devant elle après que Tony Blair a accepté de se soumettre à cette pratique deux fois par an, pendant deux heures et demie. Néanmoins, le Premier ministre Boris Johnson avait depuis le début de son mandat refusé de répondre aux convocations de la commission, jusqu’à la désignation du président de la commission par le gouvernement, se démarquant ainsi de la pratique antérieure de la désignation par la commission elle-même. Devant cette commission, le Premier ministre a néanmoins botté en touche et n’a nullement entendu s’expliquer plus que nécessaire sur le comportement de son conseiller. Ce qui est intéressant d’un point de vue juridique toutefois, c’est que le Premier ministre doit répondre des actes de son conseiller devant une commission parlementaire, ce qui laisse à penser que la responsabilité du gouvernement pourrait être engagée en raison des actions d’un special adviser.

Fin octobre 2020, Dominic Cummings est enfin suspecté d’avoir fait « fuiter » la décision de reconfinement dans les médias, avant même que le Premier ministre ait définitivement tranché. Cette trahison pousse Boris Johnson à le révoquer, ainsi que l’exigeaient une majorité des députés conservateurs, l’opposition ainsi qu’une large partie de l’administration. À la suite de son départ du 10 Downing Street le 13 novembre, le cours de la livre sterling a même augmenté, le poids du conseiller en faveur d’un « Hard Brexit » ayant été tel que sa révocation est perçue comme un évènement positif pour les négociations avec Bruxelles.

En conclusion, le Royaume-Uni fait figure de précurseur lorsqu’il tente de formaliser les obligations déontologiques des conseillers spéciaux et de les doter d’un statut précis. En cela, il s’agit d’un progrès non négligeable de la transparence de l’action gouvernementale. En revanche, on observe que tant que le conseiller bénéficie du soutien du Premier ministre, la sanction pour un manquement à la déontologie ou à l’éthique n’est pas garantie. L’équilibre est donc précaire entre l’exigence de transparence et les principes de confiance et de secret caractérisant l’activité de conseiller ministériel.

V. Barbé, « La prorogation du Parlement britannique et la décision de la Cour suprême du 24 septembre 2019 : dernière bataille des pouvoirs constitutionnels avant le Brexit ? », Constitutions, juillet-septembre 2019, pages 349-354.

M. Gordon, « Dominic Cummings and the Accountability of Special Advisers », U.K. Const. L. Blog (3 juin 2020) (https://ukconstitutionallaw.org/)

En vertu de l’article 3.4 du Ministerial code (voir infra), un rapport annuel sur les conseillers spéciaux doit indiquer le nombre des conseillers, leurs noms et échelles de salaires, le ministre de tutelle et le coût total de la charge salariale de leur poste. Par exemple, dans le rapport pour 2019 (Annual Report on Special Advisers 2019, 20 décembre 2019), on apprend que 108 conseillers sont employés par le gouvernement, représentant £7 millions. Une échelle de salaire annuel est également dévoilée (PB (pay band) 1 : £40,500 – £60,500 ; PB 2 : £57,000 – £78,000 ; PB 3 : £73,000 – £102,000 ; PB 4 : £96,000 – £145,000), ainsi que le nom de chaque conseiller assorti du salaire attribué. Par exemple, Dominic Cummings perçoit entre £95000 et £99000 annuelles.

En France par exemple, un tel code déontologique n’a pas encore été adopté, mais il existe des dispositions éparses dans les lois récentes relatives à la transparence de la vie publique ou à la fonction publique : « les fonctions très sensibles de ces conseillers méritent que soit adopté un corpus déontologique propre qui prenne en compte tout à la fois les liens avec le ministre et même les parlementaires ainsi qu’avec l’administration dont nombre d’entre eux sont issus » (J.-F. Kerléo, « L’émergence d’un statut déontologique des conseillers ministériels », Gestion & Finances Publiques 2020/1 (n° 1), pages 63 à 69).

« Les conseillers spéciaux sont des éléments essentiels au sein de l’équipe ministérielle. Ils ajoutent une dimension politique au conseil et à l’assistance prodiguée aux ministres tout en renforçant l’impartialité politique de l’administration permanente grâce à l’identification de cette source de conseils politiques. Les conseillers spéciaux doivent être pleinement intégrés au fonctionnement du gouvernement. Ils sont membres de l’équipe travaillant en étroite collaboration avec l’administration pour élaborer les politiques ministérielles. Ils peuvent assister les ministres sur les sujets pour lesquels le travail gouvernemental et la politique du parti sont mêlés et pour lesquels l’implication des fonctionnaires serait inappropriée. Ils sont nommés pour servir le Premier ministre et le gouvernement dans son ensemble, et non seulement leur ministre de tutelle » (articles 1 et 2).

Public Administration Select Committee, The Prime Minister’s adviser on Ministers’ interests: independent or not ?, 22nd Report 2010-2012, 14 mars 2012.