Par Sébastien Touzé, Professeur à l’Université Paris II (Panthéon-Assas), Directeur de la Fondation René Cassin et Membre du Comité contre la torture des Nations Unies

Points-Clés

  • Le choix français de ne pas recourir au régime dérogatoire de l’article 15 CEDH est justifié
  • Le régime juridique des restrictions aux droits permet une protection plus efficace que celui de la dérogation
  • Le contrôle des mesures de restriction de la Cour EDH est plus strict que celui des mesures de dérogation

Depuis le 12 mars 2020, la France est confrontée à la pire crise sanitaire de son histoire. Suivant quotidiennement le terrible bilan humain, la France assiste impuissante à la progression d’un ennemi invisible dont la violence place l’ensemble des autorités, sans distinction, dans une situation inextricable et dans un dénuement certain. Afin d’enrayer la progression du virus et de protéger les populations, les États ont été dans l’obligation de se plier aux avis des plus hautes autorités de santé pour adopter des mesures inédites et particulièrement fortes sur de nombreux plans. Parce que l’objectif est de protéger la société face à un mal aveugle, la place de l’État est ramenée au premier plan et conduit, au jour le jour et parce que ce virus est imprévisible, à prendre les décisions qu’impose une telle situation et dont nul ne saurait prévoir la durée. Si ces mesures répondent à un objectif commun qui mérite une réponse collective, elles rappellent aussi que le droit de chacun doit se concilier avec les droits de la collectivité dans laquelle il s’épanouit. Loin d’une vision individualiste des droits de l’homme, la situation créée par la pandémie de covid-19 impose une approche collective de ces derniers et, lorsque le besoin de la société l’exige, la restriction aux droits doit pouvoir être adoptée par les autorités nationales dans un cadre légal et de manière proportionnée.

La France a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme. Cette dernière énonce des obligations qui imposent, dans le cadre de la mise en œuvre du droit national, de respecter les droits qui y sont consacrés. Reposant sur le principe de subsidiarité, ces obligations n’excluent pas le droit français mais doivent être respectées lorsqu’il est mis en application. Leur régime juridique n’est toutefois pas identique et, corrélativement avec le droit garanti, il permettra ou non à l’État de restreindre ou limiter l’exercice de celui-ci si des nécessités d’ordre général l’exigent. Pour certains droits dont l’énoncé est sans ambiguïté, la restriction est toutefois impossible. Il en est ainsi de l’interdiction de la torture, de l’esclavage et du principe de la légalité des délits et des peines. Exception faite de ces droits absolus, l’énoncé conventionnel ouvre la voie à des restrictions ou des limitations à condition de respecter le principe de la légalité, de poursuivre un objectif légitime et que la mesure soit « nécessaire dans une société démocratique ».

Ce régime impose aux États le respect de ces conditions dans l’adoption de mesures individuelles sous peine de contrevenir à leurs obligations. En ce sens, si les autorités nationales maintiennent une situation contraire aux obligations de l’État, les personnes visées par ces mesures peuvent saisir la Cour EDH pour faire constater le manquement. Celle-ci sera amenée à se prononcer, si les conditions de saisine sont respectées, sur la conformité des mesures aux obligations de la Convention. Ce contrôle est une garantie essentielle dans une Europe fondée sur le respect des principes de l’État de droit et la Cour EDH, dans le cadre de son contrôle, sera amenée à en assurer la sanction. Ce contrôle ne se substitue pas à celui que les juges nationaux doivent réaliser lorsqu’ils sont saisis par un justiciable qui conteste la légalité ou la conventionnalité d’une mesure individuelle interne. D’origine internationale, le contrôle de la Cour EDH est de nature différente. Parce qu’il est subsidiaire, il ne permettra pas de remettre en cause les motifs ayant servi à l’appréciation des autorités nationales mais uniquement de confirmer ou d’infirmer la conventionnalité des mesures qu’elles ont adoptées. Il devra ainsi être utilisé si des individus s’estiment victimes de restrictions non autorisées ou non respectueuses des garanties conventionnelles. Ceci est le régime de droit commun des obligations auxquelles l’État est soumis mais aussi auxquelles, si la situation l’exige, il peut déroger.

Prévu à l’article 15 de la CEDH, le droit de dérogation est reconnu aux États. Il résulte de cette disposition que, sans être délié de ses engagements, tout État a le droit, en cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation, de prendre des mesures dérogeant à ses obligations, à l’exception de certaines, et cela sous la condition que ces mesures soient strictement limitées aux exigences de la situation et qu’en outre elles ne soient pas en contradiction avec ses autres obligations internationales (Cour EDH, 1er juillet 1961, Lawless c. Irlande). Plusieurs éléments de cette disposition méritent d’être repris.

Le premier est qu’il s’agit d’un droit de l’État et non d’une obligation. Ainsi, rien ne l’oblige, même si une situation entre dans le champ défini, à recourir à l’article 15. Il s’agit d’un acte discrétionnaire et l’État reste libre de le faire comme de ne pas le faire.

Le deuxième est lié aux circonstances dans lesquelles l’État peut exercer son droit de dérogation. Toujours en reprenant la Cour, l’État peut en faire usage lors d’une « situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État » (Lawless). Ceci démontre le cadre exceptionnel du droit de dérogation et le fait que celui-ci est exercé au regard des circonstances et non sur la base du nombre de mesures de restriction adoptées par les autorités nationales. Cette justification est en ce sens déconnectée de la logique dérogatoire qui s’appuie sur la gravité des limitations au droit (et de l’atteinte portée à l’obligation conventionnelle) et non sur leur fréquence.

Le troisième est lié à la limitation de ce droit qui ne permet pas de déroger à certaines obligations portant sur l’interdiction de la torture, de l’esclavage, du droit à la vie (sauf pour les actes licites de guerre) et du principe de la légalité des délits et des peines. Le noyau dur des droits énoncés émerge ainsi et exclut toute dérogation à ces derniers.

Le quatrième est que le régime de dérogation est une suspension, potentiellement totale, de la reconnaissance de certains droits et va donc plus loin que le régime de droit commun qui n’autorise qu’à certaines conditions, que des restrictions limitées. Comme dans toute situation d’exception, la dérogation met à mal le principe de sécurité juridique du fait de l’imprécision des conditions de son application concrète. En outre, le régime dérogatoire, sans pour autant conférer un blanc-seing aux États, élargit leur marge d’appréciation.

Le cinquième est que le régime de dérogation n’exclut pas un contrôle de la Cour EDH afin qu’elle se prononce sur la conventionnalité des mesures adoptées par les autorités nationales en cas de circonstances exceptionnelles. Toutefois, le contrôle est spécifique. En ce sens, il lui appartient uniquement de vérifier si les conditions pour l’exercice du droit de dérogation sont réunies. Le contrôle est donc plus restreint que celui qu’elle assure lorsqu’elle se prononce sur des mesures restrictives au sens des autres dispositions de la Convention. Or, c’est un point fondamental. Même s’il existe, le contrôle des mesures de dérogation ne peut aucunement être un contrôle de la même portée que celui que la Cour EDH exerce dans le cadre de restrictions aux droits garantis. Ceci est confirmé par les tentatives de certains États d’invoquer une application implicite de l’article 15 pour limiter la portée de leurs obligations et, incidemment, l’étendue du contrôle de la Cour (Cour EDH, 16 septembre 2004, Hassan c. Royaume-Uni).

Affirmer donc qu’un État devrait recourir à l’article 15 dans la période de crise actuelle peut se comprendre eu égard aux circonstances exceptionnelles auxquelles la France est confrontée et qui correspondent sans nul doute à celles évoquées dans le libellé de cette disposition. Cette option soulève toutefois deux points qui méritent d’être rappelés.

Le premier est que la durée de la crise est inconnue. La Convention n’est donc pas « en quarantaine » mais continue de s’appliquer et d’imposer sans aucune parenthèse temporelle ses obligations aux États qui, s’ils n’ont pas recouru à l’article 15, ne peuvent y déroger. Autrement dit, le régime de droit commun, plus strict pour les États, continue de s’appliquer et aucun ne pourra se retrancher ultérieurement derrière le régime dérogatoire. Concrétisant encore le respect strict du principe de sécurité juridique, ceci confirme également que la Convention s’applique pleinement en cette période et que l’État doit dès lors se soumettre à l’ensemble de ses obligations et devra en répondre. Rappelons que le contrôle européen est ex-post et non ex-ante.

Le second est que les États qui ont fait le choix du droit commun, acceptent de soumettre l’ensemble des mesures individuelles à un contrôle normal de la Cour lorsque celle-ci sera, et c’est inévitable, saisie. Affirmer que « la Cour se prononcera au vu des dispositions ordinaires de la Convention lorsqu’elle aura à connaître – et cela paraît inéluctable – de requêtes dirigées contre les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire » (La mise en quarantaine de la Convention européenne des droits de l’homme, Frédéric Sudre, le blog du coronavirus le 20 avril) est, en ce sens, une garantie accrue que l’article 15 exclurait. Il y a donc un non-sens à réclamer une garantie renforcée des droits tout en prônant l’usage du droit de dérogation qui, par nature, restreint de manière importante ceux-ci. Il faut au contraire admettre que le maintien du droit commun constitue une garantie mais aussi une restriction quant au choix des moyens offerts à l’État.

Enfin, tirer argument du comportement de certains États ayant recouru à l’article 15 (dont les objectifs réels sont sujets à caution) ou de ce qui aurait pu être fait dans une situation théorique pour affirmer que la France aurait dû exercer son droit de dérogation revient à nier les garanties que la CEDH et la Cour offrent dans le cadre du droit commun et qui sont écartées en période d’exception. Il y a une différence de perception dans la mesure où il faut voir dans cette décision une volonté, certes politique mais néanmoins réfléchie, de limiter le moins possible les droits et les libertés, autrement dit, rester dans le cadre du respect des principes de l’État de droit.

Si « le pari est risqué » (F. Sudre, préc.), il ne l’est que pour ceux qui voudraient dénaturer le droit de dérogation et son fondement pour des questions de principe.

 

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