Par Bertrand Mathieu, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne – Université Paris 1, Expert du Club des juristes

La mise en cause du garde des Sceaux dans une procédure judiciaire, plus précisément, une mise en examen, au-delà du caractère symbolique et médiatique de l’affaire présente des caractéristiques qui intéressent directement le fonctionnement des institutions et la mise en œuvre du principe de séparation des pouvoirs. Par ailleurs, le contexte particulier de cette affaire met directement aux prises un garde des Sceaux, incarnation du pouvoir politique et l’institution judicaire représentée tant par les syndicats de magistrats que par les plus hautes autorités judiciaires. La question de savoir si une telle mise en examen conduira ou non l’intéressé à présenter sa démission est cruciale au regard de l’équilibre qui s’établit entre le politique et judiciaire

On considère comme un usage ou une coutume le fait qu’un ministre mis en examen doive démissionner. D’où provient cette règle et comment a-t-elle été appliquée ?

La question du statut pénal des ministres est intrinsèquement liée à la naissance et au développement du régime parlementaire. En effet, en Angleterre, puis en France la responsabilité politique des ministres devant le parlement se substitue peu à peu à une responsabilité pénale souvent utilisée à des fins politiques. Par ailleurs, déjà sous la Restauration en France la question de l’équilibre à trouver entre une impunité de fait des ministres et un harcèlement judiciaire est débattue. C’est aujourd’hui l’institution de la Cour de justice de la République et la procédure conduite devant cette juridiction qui constitue la réponse donnée à cette question.

La Constitution prévoit que la démission des membres du gouvernement peut résulter soit de la mise en cause de la responsabilité politique de ce dernier par l’Assemblée nationale (article 49), soit d’une décision du président de la République prise sur proposition du Premier ministre. On relèvera que le système retenu instaure un mécanisme qui crée une sorte d’écran entre la responsabilité pénale et la responsabilité politique. Il n’existe en revanche aucune règle écrite concernant une éventuelle incompatibilité entre les fonctions de ministre et le statut de mis en examen. Il en est de même si le ministre est condamné, mais d’une part la condamnation peut être assortie de certaines interdictions, d’autre part, le principe de la présomption d’innocence n’est plus en cause.

Pourtant la pratique institutionnelle a développé une porosité entre ces deux types de responsabilité. Cette porosité se manifeste tant lorsqu’un ministre est mis en cause dans une affaire de droit commun devant une juridiction de droit commun que lorsqu’il est mis en cause pour des activités relevant de sa compétence devant la Cour de justice de la République.

Il faudra attendre 14 ans après la fondation de la Vème République pour qu’un ministre, Philippe Dechartre, condamné pour une affaire financière de droit commun soit conduit à présenter sa démission. Il faut attendre le gouvernement de Pierre Bérégovoy pour que le principe de la démission en cas de mise en examen (ou d’inculpation selon la terminologie de l’époque) soit acté, sans cependant qu’il ne soit inscrit dans aucun texte. Bernard Tapie en sera la première « victime », mais l’obtention d’un non-lieu lui permit de réintégrer le gouvernement. Cette « règle » non écrite est réaffirmée par Edouard Balladur. La liste des ministres démissionnaires à la suite d’une mise en cause dans une procédure judiciaire ne fait alors que grossir. Elle touche tous les gouvernements et vise tant des infractions de droit commun, que des infractions liées à l’activité politique. Durant la présidence de Nicolas Sarkozy, la règle devient moins stricte, André Santini et Brice Hortefeux, notamment, y échappent au nom de la primauté de la légitimité politique, et notamment au bénéfice pour le premier d’une réélection comme député, l’onction du suffrage universel l’emportant sur la défiance judiciaire. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, 4 ministres sont concernés dans ces conditions, dont deux ministres d’État (F. Bayrou et F. de Rugy). F.Bayrou, M. de Sarnez, S. Goulard, et R. Ferrand, visés par une enquête préliminaire ne seront pas reconduits lors du remaniement qui suit les élections législatives de 2017. Edouard Philippe réaffirme le principe du lien entre mise en examen et démission (« Un ministre qui serait mis en examen devrait démissionner, il n’y a aucune ambiguïté là-dessus »,) sauf pour les affaires de diffamation. Gérald Darmanin mis en cause dans une affaire de mœurs, mais bénéficiant de classements sans suite et d’un non-lieu et qui n’est pas mis en examen échappe à l’application de la règle ainsi posée.

De ces brefs rappels, plusieurs conclusions peuvent être tirées. D’une part, les exigences se sont renforcées, de la démission « forcée » à la suite d’une condamnation pénale, on est passé à celle faisant suite à une mise en examen, puis l’exigence de démission, alors qu’une simple information judiciaire est ouverte, sans devenir la règle, s’impose dans le débat public. D’autre part, si le président de la République et le Premier ministre restent théoriquement maîtres du jeu, il n’en est rien, la pression médiatique est telle que soit, ce qui est la situation la plus commune, le ministre mis en cause démissionne de sa propre initiative, soit à l’occasion d’un remaniement ministériel, le « présumé coupable » est écarté de la composition du nouveau gouvernement, soit le Premier ministre se trouve contraint, au nom de la règle qu’il a lui-même établie, de proposer au Chef de l’État la démission de l’intéressé, ce qui a pour conséquence de le priver, de fait, du libre exercice de sa prérogative constitutionnelle. Enfin, cette évolution est le résultat de deux évolutions profondes de notre système politique et social qui ne sont pas sans lien: la première tient au fait que l’exigence de moralité et de transparence tend à l’emporter sur un principe tout à fait fondamental de notre tradition juridique, celui de la présomption d’innocence ; la seconde tient au fait que la justice tend à occuper dans le champ institutionnel une place sans commune mesure avec celle que lui reconnait la Constitution, cette action étant renforcée par le levier que constitue l’action médiatique menée au nom de la transparence et qui n’est pas toujours vierge de stratégie politique. Cette place prise par la justice dans la mise en cause de la responsabilité des ministres remet en cause le principe de séparation des pouvoirs inscrit à l’article 16 de la Constitution, qui dans la conception qu’en retient traditionnellement le droit français interdit l’immixtion de la justice dans l’activité administrative.

En quoi la situation actuelle est-elle spécifique et doit, notamment, se comprendre au regard des tensions et conflits évidents entre l’actuel garde des Sceaux et la magistrature ?

La mise en cause du garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti présente un caractère tout à fait singulier qui exacerbe les contradictions résultant des évolutions rapidement rappelées. Il ne s’agit pas ici d’intervenir en défense ou à charge pour le ministre concerné, mais de rappeler des éléments qui donnent à cette affaire une coloration toute particulière. De ce point de vue, si la démission de François Bayrou concernait déjà un ministre de la Justice, et non un ministre sans liens institutionnels directs avec l’autorité judiciaire, et pouvait être jugée contestable au regard des développements qui précédent, la mise en cause de l’actuel garde des Sceaux s’inscrit dans le cadre d’un conflit direct avec certains magistrats.

La nomination comme garde des Sceaux d’un avocat médiatique, engagé dans un bras de fer avec la justice sur certaines affaires, notamment des écoutes téléphoniques le concernant, dans l’affaire, elle-même très politique concernant une hypothétique participation de Nicolas Sarkozy à un trafic d’influence (l’affaire dite « Bismuth » du nom d’emprunt d’un abonnement téléphonique souscrit par l’ancien chef de l’État), a suscité une « bronca » de la part des deux principales organisations de magistrats, alliées en l’espèce. Il est vrai qu’avant sa nomination l’avocat n’avait pas ménagé ses critiques contre les juges dénonçant, notamment, « une minorité de juges qui dérapent et alertant sur le danger que représente une « république des juges » (Interview France info 26 juin 2020). Nommé garde des Sceaux, et dans l’exercice des prérogatives qui sont les siennes, E. Dupond-Moretti diligente en octobre 2020 une inspection contre trois magistrats du parquet national financier ayant obtenu les fadettes de plusieurs avocats réputés, dont lui-même, dans le cadre de « l’affaire des écoutes Sarkozy » en 2014. La première question que pose cette affaire est institutionnelle, elle porte bien entendu sur un éventuel conflit d’intérêt. D’un certain point de vue, il pouvait être suspecté que le ministre règle des comptes avec des magistrats qu’il avait précédemment vilipendés et dont il pouvait s’estimer victime.

Mais d’un autre point de vue, le ministre a agi dans le cadre de ses fonctions en diligentant une inspection concernant des pratiques judiciaires qui pouvaient être contestables, d’autant plus que le pouvoir disciplinaire est, de fait, entre les mains du Conseil supérieur de la magistrature. Afin de trancher ce conflit d’intérêt un décret a été pris le 23 octobre 2020 interdisant au ministre de connaître « des actes de toute nature (…) relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué » et transférant ses compétences sur ces affaires au Premier ministre. Cette solution, institutionnellement un peu bancale, mais visant à résoudre une situation un peu particulière, s’inscrit néanmoins dans l’évolution d’un système juridique exigeant en matière de conflit d’intérêt. Mais cette solution n’a pas suffi à clore le débat. Après avoir écrit à la Commission européenne, à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique et en avoir appelé au président de la République, le Syndicat de la magistrature et l’Union syndicale des magistrats ont déposé plainte pour prise illégale d’intérêts devant la Cour de justice de la République contre Éric Dupond-Moretti. Les plus hautes autorités judiciaires représentées par Chantal Arens et François Molins affirment dans une tribune publiée le 29 septembre 2020, par le journal Le Monde, notamment que « Il est de la responsabilité du garde des Sceaux, garant de l’indépendance des magistrats et des conditions d’impartialité, de dignité et de sérénité dans lesquelles la justice doit être rendue, de veiller à préserver l’institution judiciaire de toute forme de déstabilisation ».

C’est sous la conduite de ce même Procureur général près la Cour de cassation, président de la « formation parquet » du Conseil supérieur de la magistrature, et Procureur de la Commission des requêtes de la Cour de justice de la République que des perquisitions sont menées au ministère de la Justice. La confusion des genres concernant le rôle joué par François Molins, les potentiels conflits d’intérêt relatifs aux magistrats intervenant dans la procédure au regard de leur éventuelle appartenance syndicale, sont alors flagrants, donnant le sentiment d’un conflit entre un garde des Sceaux contesté et l’institution judiciaire, alors juge et partie et mettant en cause l’exigence d’impartialité objective.

Ces éléments militent-ils pour que le garde des Sceaux démissionne ou au contraire résiste ?

Dans la logique de la « coutume » constitutionnelle, ci-dessus rappelée, la mise en examen d’Eric Dupond-Moretti devrait le conduire à démissionner. En faveur d’une telle démission jouent non seulement ces précédents, mais aussi le fait que la situation d’un ministre de la Justice, en charge de la politique pénale, dirigeant l’action du parquet, proposant la nomination de la plupart des magistrats, notamment ceux du parquet, tenu informé de certaines procédures  et susceptible d’engager des procédures disciplinaires à l’encontre de magistrats serait particulièrement difficile alors qu’il serait mis en examen pour avoir, pour simplifier, porté atteinte à l’indépendance de la justice.

Néanmoins les incidences de cette affaire sur le principe de séparation des pouvoirs pourraient conduire à retenir une autre solution. En effet, si la responsabilité politique des membres du gouvernement devant la justice, illustrée par exemple récemment par les procédures conduites dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire, pose problème sur le plan constitutionnel, cette responsabilité présente une dimension particulière lorsqu’elle est engagée par des syndicats de magistrats très critiques vis-à-vis de leur ministre, et mis en œuvre par un magistrat qui est intervenu médiatiquement pour dénoncer les agissements du ministre. On peut avoir le sentiment que c’est dès lors l’institution judiciaire qui agit de concert, visant, de fait, à réduire le ministre à « l’impuissance politique » pour reprendre une formule de Christophe Jamin, (JDD du 3 octobre 2020). Cette situation est institutionnellement et politiquement malsaine et si ce n’est pas le lieu de réfléchir à une nouvelle répartition des pouvoirs (cf. B. Mathieu Justice et politique : la déchirure ? Lextenso, 2015), il n’en reste pas moins que le pouvoir politique se trouve considérablement affaibli et qu’il appartient aux plus hautes autorités politiques et au ministre concerné de décider si la jurisprudence selon laquelle un ministre mis en examen doit démissionner doit s’appliquer dans sa rigueur, ou s’il convient de lui donner un coup d’arrêt dans cette situation particulière qui met face à face un « pouvoir » judiciaire et pouvoir politique, en considérant que seule une condamnation par une juridiction, dans laquelle les magistrats sont minoritaires, permettra de trancher le nœud gordien. Au surplus, dans ce cas de figure, c’est l’action même du ministre qui est en cause et non une infraction de droit commun, c’est pourquoi il serait opportun de ne pas confondre responsabilité pénale et responsabilité politique en faisant de la démission du gouvernement la conséquence inéluctable d’une mise en examen.

Le chemin est étroit entre l’impunité des politiques et le gouvernement des juges.


« Jurisprudence Bérégovoy-Balladur » : quelques dates clés

1992 : Bernard Tapie quitte ses fonctions avant d’être mis en examen pour abus de bien sociaux. Il sera réintégré à son poste après un non-lieu.

1994 :

  • Alain Carignon quitte ses fonctions avant sa mise en examen pour complicité et recel d’abus de biens sociaux.
  • Gérard Longuet quitte ses fonctions avant sa mise en examen pour recel d’abus de biens sociaux. Il sera relaxé.
  • Michel Roussin démissionne 2 jours avant sa mise en examen pour recel d’abus de biens sociaux.

1999 : Dominique Strauss-Kahn quitte le ministère de l’Économie avant d’être poursuivi pour faux et usage de faux dans l’affaire de la MNEF. Il sera blanchi en 2001.

2002 : Renaud Donnedieu de Vabres est nommé ministre alors qu’il était déjà mis en examen pour blanchiment.

2011 : Georges Tron quitte le gouvernement avant une mise en examen pour viols et agressions sexuelles en réunion et par personne ayant autorité.

2013 : Jérôme Cahuzac démissionne avant sa mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale.

2017 : François Bayrou, Marielle de Sarnez et Sylvie Goulard démissionnent en juin, après l’ouverture d’une enquête préliminaire sur les soupçons d’emplois fictifs des assistants de députés européens du MoDem.

2019 : Richard Ferrand mis en cause dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne, reste en poste. Il se voit reconnaitre le 31 mars 2021 la prescription des faits, cette décision n’étant pas définitive.

2021 : Eric Dupond-Moretti convoqué par la Cour de justice de la République ce vendredi 16 juillet, a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts.


Voir aussi à propos de la mise en examen de Éric Dupond-Moretti :

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