Par Audrey Bachert-Peretti – Maître de conférences en droit public à l’Université de Lorraine (Metz) – IRENEE
Dès sa formation en novembre 2022, le gouvernement de Benjamin Netanyahou a envisagé une profonde réforme de la justice, sous l’influence notamment du Parti sioniste religieux, un parti d’extrême droite, membre de l’actuelle coalition gouvernementale et qui milite en ce sens depuis plusieurs années. Le détail de la réforme a été présenté par le ministre de la Justice, Yariv Levin, le 4 janvier 2023 et a suscité de nombreuses oppositions, au sein de la magistrature, de la classe politique, du monde universitaire et intellectuel, en Israël et à l’étranger. Ces dernières semaines, les manifestations de citoyens contre le projet ont pris une telle ampleur que le Premier ministre a dû annoncer le 27 mars une « pause » du travail législatif pour apaiser les tensions.

Que prévoit la réforme controversée du système judiciaire en Israël, portée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou ?

La réforme envisagée par le gouvernement est une réforme de grande ampleur qui contient diverses propositions.

Les premières visent à politiser la sélection des juges grâce à une modification de la composition et des pouvoirs de la Commission chargée des nominations judiciaires. Cette dernière est actuellement composée de 9 membres : 3 juges de la Cour suprême dont son président ; 2 membres de la Knesset, le parlement unicaméral ; 2 membres du gouvernement dont le ministre de la Justice et 2 membres du barreau israélien. Cette commission a un pouvoir entièrement discrétionnaire de nomination et de révocation des juges, mais les décisions doivent être adoptées par une majorité d’au moins 7 des 9 membres depuis 2008. Dans le projet du gouvernement, le nombre de membres serait porté à 11 et l’équilibre déplacé en faveur des membres politiques, au détriment des professionnels du droit, avec 3 ministres, dont le ministre de la Justice ; 3 parlementaires ; 3 membres de la Cour suprême dont son président et 2 représentants des citoyens dont l’un devra être un juriste et qui seront désignés par le ministre de la Justice. Les pouvoirs de la commission seraient également modifiés puisque désormais une majorité de 6 sur 11 sera suffisante pour nommer un magistrat. Il faudrait toutefois convaincre 9 d’entre eux pour faire aboutir une procédure de révocation mais cette dernière pourra toujours être déclenchée à la discrétion de la commission.

La deuxième série de propositions limite les pouvoirs de la Cour suprême. Elle interdit tout contrôle de constitutionnalité des lois fondamentales, conditionne les censures des lois ordinaires à l’obtention d’une majorité de 80% des juges de la Cour suprême et interdit l’utilisation du contrôle de la « raisonnabilité » des décisions administratives, une technique de contrôle traditionnelle du droit administratif israélien. Elle met également en place un mécanisme « nonobstant », comparable à celui existant au Canada à l’article 33 de la Charte canadienne des droits et libertés. Celui-ci doit permettre à la Knesset d’adopter, à la majorité simple, une clause immunisant un texte législatif contre son contrôle juridictionnel pendant une durée de quatre ans, renouvelable indéfiniment. Elle autorise ainsi le pouvoir politique à éventuellement contrecarrer une décision d’invalidation de la législation par la Cour en adoptant un texte antérieurement censuré et sans risquer une nouvelle censure. Au Canada, ce mécanisme est conçu comme une manière de mettre en place un subtil équilibre entre le politique et le juridique.

La troisième dimension de la réforme concerne les services de conseils juridiques au gouvernement dirigés par le Procureur général d’Israël. Alors qu’ils sont actuellement indépendants et rendent des avis contraignants, cette double caractéristique devrait être modifiée pour permettre un recrutement décidé discrétionnairement par les ministres et rendre leurs avis seulement consultatifs.

Quels sont les enjeux de cette réforme ?

Cette réforme a été présentée par le gouvernement comme une manière de rendre le processus de nomination des juges « plus démocratique » et « plus représentatif ». Plus largement, l’objectif est de contrecarrer « la révolution constitutionnelle » qui a eu lieu en Israël dans les années 1990 et dénoncée par certains comme le point de départ d’un véritable gouvernement des juges. Alors qu’Israël, à l’instar du Royaume-Uni ou de la Nouvelle-Zélande, ne dispose pas de constitution rigide, la résolution Harari de 1950 a prévu que la Knesset pourrait adopter au fil du temps des lois dites fondamentales, bien qu’elles présentent formellement les mêmes caractéristiques que les lois ordinaires. Ces lois devaient à terme être incorporées au sein d’une Constitution formelle dont elles constitueraient les différents chapitres. De nombreuses lois fondamentales ont ainsi été édictées, notamment la loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté de 1992. En 1995, la Cour suprême, sous l’influence de son président Aharon Barack, a reconnu son pouvoir de contrôler la conformité des lois ordinaires aux lois fondamentales et éventuellement de censurer les premières en cas de contrariété avec les secondes. Depuis, la Cour a admis l’existence de nombreux droits et libertés comme normes de référence de son contrôle, sur le fondement en particulier de la loi fondamentale de 1992. Israël a donc connu une double transformation : institutionnelle, d’une part, avec la reconnaissance d’un pouvoir de contrôle des lois par la Cour suprême, compris de manière très large, et substantielle, d’autre part, avec la consécration de nombreux droits individuels et la promotion des valeurs libérales par cette même Cour. Pour le gouvernement, la réforme permettrait alors de rééquilibrer les institutions en faveur des acteurs politiques élus par le peuple, à savoir le gouvernement et sa majorité parlementaire, en réduisant le déficit de légitimité démocratique des juges par la politisation du processus de nomination et en limitant leurs capacités de contrainte contre-majoritaire. La réforme serait donc une forme de revitalisation démocratique.

La réforme est toutefois aujourd’hui dénoncée de toute part comme une remise en cause des principes démocratiques, libéraux et de l’État de droit, les comparaisons avec les situations polonaise et hongroise sont légion et Israël est présenté comme un nouvel exemple de la déconsolidation démocratique qui sévit à travers le monde depuis plusieurs années. En s’attaquant à l’indépendance du pouvoir judiciaire et à ses compétences de contrôle des décisions publiques, le gouvernement ne ferait ainsi rien d’autre que de mettre en œuvre un dangereux populisme constitutionnel. Israël serait même une sorte de Frankenstate, selon l’expression de Kim Lane Scheppele, juxtaposant des mesures, existant chacune de manière isolée dans des différents États libéraux et démocratiques, mais dont l’agrégation produirait une monstruosité constitutionnelle. La situation serait d’autant plus condamnable que l’État d’Israël ne dispose pas de mécanismes de division du pouvoir tel que le fédéralisme ou le bicamérisme. Dans cette perspective, le pouvoir judiciaire est présenté, par les opposants à la réforme, comme le seul contre-pouvoir existant et son affaiblissement permettrait l’avènement d’une tyrannie de la majorité, alors que celle actuellement au pouvoir est composée de membres de l’extrême droite et d’ultra-orthodoxes souhaitant transformer le pays dans un sens plus conservateur, plus nationaliste et plus religieux.

Quelle évaluation le juriste, en général, et le constitutionnaliste, en particulier, peut-il porter sur cette réforme ?

La réforme portée par le gouvernement suscite immanquablement un malaise pour le juriste constitutionnaliste. Elle s’inscrit en faux par rapport aux préceptes traditionnels du constitutionnalisme libéral fondé sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’existence de la justice constitutionnelle et la garantie des droits fondamentaux. Pour autant, les propositions du gouvernement Netanyahou suivent une procédure régulière d’adoption et ne contreviennent à aucune norme juridique supérieure, sauf à admettre un droit naturel garantissant l’indépendance de la justice et la justice constitutionnelle. Elles rappellent ainsi les limites du droit, qui n’est finalement toujours qu’un véhicule des valeurs que l’on veut bien placer en son sein. Si la science du droit n’est donc pas d’un grand secours pour condamner la réforme israélienne, le juriste peut se souvenir qu’il est aussi, et peut-être avant tout, un citoyen qui peut prendre la parole au nom des valeurs de la démocratie libérale, s’il souhaite les défendre. Il lui faudra simplement admettre qu’il s’agit là non pas d’un discours juridique mais bien politique, au sens le plus noble du terme.

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