Par Margaux Bouaziz – Maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne
Le Congrès américain a adopté, jeudi 8 décembre 2022, une loi destinée à protéger le mariage entre personnes de même sexe et les mariages interraciaux dans l’ensemble des Etats-Unis. Une décision notamment motivée par la crainte d’un retour en arrière sur ce droit, après le revirement de la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis sur le droit à l’avortement, en juin dernier.

Dans quel contexte le Congrès américain a-t-il adopté le Respect for Marriage Act ?

La présidence de Donald Trump marquera durablement la démocratie américaine, notamment parce qu’il a eu l’occasion, durant son mandat, de nommer de nombreux juges fédéraux, dont trois juges à la Cour suprême. Au sein de cette dernière, règne donc maintenant une « supermajorité » conservatrice composée, d’une part, de six juges conservateurs : les trois juges nommés par D. Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett), ainsi que Clarence Thomas, Samuel Alito et John Roberts et, d’autre part, de trois juges libéraux : Sonia Sotomayor, Elena Kagan et Ketanji Brown Jackson (qui remplace Sephen Breyer depuis la rentrée).

Les conservateurs ont ainsi les coudées franches pour faire évoluer la jurisprudence de la Cour dans le sens correspondant à leur idéologie. Cette inflexion conservatrice s’est clairement illustrée dans la décision de juin dernier, Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022), dans laquelle la Cour a considéré qu’il n’existait pas de protection constitutionnelle du droit à l’avortement, revenant ainsi sur 49 ans de précédents jurisprudentiels. La Cour pourrait donc s’engager dans un détricotage en règle des jurisprudences considérées comme trop libérales et interventionnistes. Clarence Thomas, un des juges les plus conservateurs de la Cour, n’a pas hésité, dans une opinion concurrente, à présenter une liste des droits sur lesquels il conviendrait de revenir : la protection constitutionnelle de l’accès à la contraception , de la liberté d’avoir des relations sexuelles homosexuelles à son domicile et, bien sûr, du mariage entre personnes du même sexe.

Cette nouvelle orientation de la Cour suprême fait craindre un recul sur ces droits, ce qui a incité les pouvoirs politiques du gouvernement fédéral à se saisir de la question pour offrir une protection législative au mariage entre personnes de même sexe. Cette loi devait d’ailleurs être votée rapidement après les élections de mi-mandat puisque les démocrates s’apprêtent à perdre leur majorité à la chambre des représentants à compter de janvier. En effet, si les élections ont déjà eu lieu, les élus sortants restent en place jusqu’à l’entrée en fonction des nouveaux élus l’année prochaine. Cette dernière phase de la session du Congrès de novembre à janvier est alors appelée la session du « canard boiteux » (lame duck session), puisque les pouvoirs des membres du Congrès sont sur le point d’expirer.

C’est ainsi in extremis que cette loi a été adoptée par le Congrès entre novembre et décembre, et signée par le Président le 13 novembre.

Comment le mariage entre personnes de même sexe a-t-il été reconnu aux États-Unis ?

Les États-Unis sont un État fédéral, cela signifie qu’il y a une superposition de deux ordres juridiques, le niveau du gouvernement fédéral, et le niveau des États fédérés. La reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe s’est ainsi réalisée en deux temps : d’abord, une interdiction pour le gouvernement fédéral d’empêcher la reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe, ensuite une reconnaissance plus générale de la liberté de mariage pour les personnes de même sexe qui s’impose aux États fédérés.

Le premier mouvement a été celui du refus de reconnaître le mariage entre personnes de même sexe au niveau fédéral. En 1996, en réaction aux craintes d’une reconnaissance par les États fédérés de ces mariages qui s’imposerait au gouvernement fédéral, celui-ci avait adopté la loi relative à la défense du mariage (Defense of Marriage Act ou DOMA). Elle définissait le mariage comme l’union légale entre un homme et une femme, excluant ainsi de toutes les aides fédérales pour les couples mariés, ceux qui seraient composés de deux personnes de même sexe. Cette loi ne s’appliquait qu’au niveau fédéral et n’empêchait pas la reconnaissance de droits ou d’avantages aux couples de même sexe au niveau fédéré.

En 2013, la Cour suprême a considéré que cette loi était inconstitutionnelle, car elle était une atteinte à l’égale liberté garantie par le quatorzième amendement. Le gouvernement fédéral ne pouvait donc exclure des bénéfices fédéraux les couples de même sexe, dès lors qu’ils étaient légalement mariés dans leur État. La Cour interdisait donc au législateur de discriminer les couples mariés de même sexe. Dans ce contexte néanmoins, il s’agissait d’États où ce mariage était légal.

En 2015, la Cour est allée plus loin en considérant que, en vertu du quatorzième amendement, les États fédérés devaient autoriser le mariage entre personnes de même sexe et reconnaître de tels mariages établis à l’étranger ou dans un autre État. Pour la Cour, le droit de ne pas être privé de liberté sans une juste procédure (Due Process Clause), prévu au quatorzième amendement, comprend notamment la liberté de se marier, qui ne doit pas être limitée aux couples de sexes opposés. Le droit de se marier des couples de même sexe est également protégé par la clause d’égale protection (Equal Protection Clause) du quatorzième amendement.

Pourquoi une loi était-elle nécessaire alors que le mariage entre personnes de même sexe est déjà reconnu aux États-Unis ?

L’intervention du législateur pouvait sembler superfétatoire, puisque le mariage entre personnes de même sexe était protégé par la jurisprudence de la Cour tant au niveau fédéral qu’au niveau des États. Néanmoins, le changement de majorité de la Cour a fait craindre un revirement de jurisprudence. Les deux décisions de 2013 et 2015 ont été acquises à la courte majorité de cinq contre quatre. Clarence Thomas, Samuel Alito et John Roberts avaient alors fait partie de la minorité qui s’y était opposée. Ils ont maintenant été rejoints par trois autres juges conservateurs susceptibles de soutenir leurs vues. Thomas a d’ores et déjà informé de son désir de voir la jurisprudence de la Cour évoluer sur ce point.

La Cour pourrait ainsi décider de revenir sur ces jurisprudences en considérant, comme elle l’a fait à propos du droit à l’avortement, que la Constitution, et en particulier les clauses de Due Process et d’Equal Protection, ne garantissent pas de liberté de se marier et que cette question doit être décidée par le peuple dans chaque État dans le cadre d’un processus politique.

La décision de reconnaître ou non le mariage entre personnes de même sexe serait alors laissée à la discrétion de chaque État. Cette crainte d’un revirement de jurisprudence a motivé l’adoption de cette nouvelle législation.

Que prévoit concrètement cette loi ?

Le Respect for Marriage Act a été adopté par le Congrès et signé par le président le 13 décembre 2022. Cette loi vise à donner une protection législative au mariage entre personnes de même sexe et aux mariages interraciaux.

Son but est donc d’abroger la loi DOMA qui avait été déclarée inconstitutionnelle en 2013 et de reconnaître tant au niveau fédéral qu’étatique le mariage des couples de même sexe. D’une part, au niveau fédéré, les États ne peuvent s’opposer à la reconnaissance des mariages de deux personnes sur le fondement du sexe, de la race, de l’ethnie ou de la nationalité d’origine. D’autre part, au niveau fédéral, le mariage est reconnu s’il est valable dans l’État où le mariage a été contracté ou, dans le cas d’un mariage contracté en dehors de tout État, si le mariage est valable à l’endroit où il a été contracté et s’il aurait pu être contracté dans un État des États-Unis.

Cette loi codifie ainsi au niveau législatif une partie des deux décisions de 2013  et de 2015. Elle codifie également le droit de se marier pour les couples interraciaux qui avait été reconnu par la Cour suprême sur le fondement des clauses de Due Process et d’Equal Protection du quatorzième amendement.

Ainsi, même si la Cour suprême revenait sur ces jurisprudences, le droit de se marier continuerait d’être protégé au niveau législatif.

Cette loi garantit-elle réellement le droit de se marier des couples de même sexe ?

La loi qui vient d’être adoptée n’est pas aussi protectrice que les jurisprudences de la Cour suprême et ne prémunit pas entièrement contre un recul du droit de se marier des personnes de même sexe.

En premier lieu, le droit de la famille est une compétence des États fédérés et cette loi, contrairement à la décision de la Cour suprême de 2015, n’oblige pas les États à autoriser les personnes de même sexe à se marier, mais les oblige simplement à reconnaître les mariages légalement conclus dans d’autres États. Ainsi, si la Cour suprême opérait un revirement de jurisprudence, certains États pourraient refuser de célébrer des mariages entre personnes de même sexe. Il faudrait alors voyager dans un État où le mariage est légal pour pouvoir se marier.

En second lieu, étant donné que le droit de la famille est une compétence des États fédérés, la majorité conservatrice de la Cour suprême pourrait décider que la loi que le Congrès vient d’adopter est hors du champ de compétence du gouvernement fédéral et représente une atteinte à la souveraineté des États fédérés. Elle pourrait alors déclarer inconstitutionnelle la partie de la loi obligeant les États à reconnaître les mariages entre couples de même sexe. De tels mariages seraient alors reconnus au niveau fédéral et pour les droits et bénéfices fédéraux, mais pas au niveau fédéré.

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