Par Vanessa Barbé, Professeur à l’Université Polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes)

La proposition de loi n° 3452 relative à la « Sécurité globale » a été déposée le 20 octobre 2020 à l’Assemblée nationale, la procédure accélérée ayant été engagée par le gouvernement le 26 octobre. Elle comporte plusieurs dispositions intéressant les libertés fondamentales, notamment celles portant création d’un régime juridique du recours aux « caméras aéroportées » par les autorités publiques. De plus, son désormais fameux article 24 modifie la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse afin de réprimer pénalement (peines d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende) « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police » 1.

Cette disposition, dont la rédaction est « incertaine »2 , l’intérêt limité et la constitutionnalité douteuse3 , a suscité une vive émotion, notamment des journalistes, d’autant plus que le 17 novembre, deux d’entre eux sont arrêtés devant le Palais Bourbon à l’occasion d’une manifestation contre ce texte, et placés en garde à vue. Le 23 novembre, à savoir la veille de l’adoption de la proposition par l’Assemblée nationale, Christian Wigand, porte-parole de la Commission européenne, indique à l’AFP que « La Commission s’abstient de commenter des projets de loi, mais il va sans dire qu’en période de crise, il est plus important que jamais que les journalistes puissent faire leur travail librement et en toute sécurité. Comme toujours, la Commission se réserve le droit d’examiner la législation finale afin de vérifier sa conformité avec le droit de l’UE ». Cette déclaration peut surprendre, car il est rare de voir les institutions européennes s’immiscer à ce point dans la politique nationale. L’une des questions qui peut se poser est donc celle de savoir si les institutions européennes disposent de moyens d’action face à une ou plusieurs dispositions législatives nationales en cours de discussion qu’elles jugeraient liberticides.

Quels sont les moyens d’action des institutions européennes pendant la procédure parlementaire ?

Rappelons l’évidence : en dehors des projets de loi de finances (« Two-Pack » entré en vigueur le 21 mai 2013), la Commission européenne ne dispose pas d’un droit de regard sur les textes en discussion au sein des Parlements nationaux. L’objectif de la déclaration du porte-parole de la Commission est donc d’exercer une pression politique sur les Chambres du Parlement français afin d’influencer la discussion parlementaire sur le contenu de la proposition de loi. En ce qui concerne l’Assemblée nationale, cette immixtion n’a aucun effet, puisque le texte est voté le 24 novembre par 388 voix contre 104. Le texte doit néanmoins encore être examiné par le Sénat en janvier. Le Premier ministre, Jean Castex, avait certes souhaité la mise en place d’une « commission de réécriture » de l’article 24 le 27 novembre – projet d’ailleurs abandonné – et Christophe Castaner une « réécriture complète » de la disposition le 30 novembre, mais ces idées pour le moins curieuses font suite à la diffusion d’une vidéo d’une bavure policière, et à des manifestations le lendemain, et non aux menaces de la Commission européenne.

Un recours en manquement peut-il être initié à l’encontre de la France sur le fondement d’une violation d’une liberté fondamentale ?

À l’issue de la procédure législative, si la disposition incriminée est promulguée, un recours en manquement (articles 258 à 260 du TFUE) pourrait être initié à l’encontre de la France par un autre État membre (ce qui est peu probable), ou par la Commission. L’article 2 TUE sur les valeurs de l’Union4 , jugé trop général pour être directement invocable, ne semble pas pouvoir fonder le recours. En revanche, la liberté d’expression et d’information, telle qu’elle est garantie par l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union, paraît plus adaptée pour faire obstacle à l’article 245 .

Rappelons néanmoins que le champ d’application de la Charte est strictement circonscrit dans son article 516 . En conséquence, la Cour a jugé que « le seul fait qu’une mesure nationale relève d’un domaine dans lequel l’Union dispose de compétences ne saurait la placer dans le champ d’application du droit de l’Union et, donc, entraîner l’applicabilité de la Charte » (CJUE, 10 juillet 2014, aff. C-198/13, Víctor Manuel Julian Hernández). Il convient donc de déterminer si la France « met en œuvre le droit de l’Union » dans le texte sur la sécurité globale. Or, rien n’est moins sûr, même si la Cour a interprété l’article 51 de manière relativement large en jugeant que la Charte s’applique à toute situation qui « entre dans le champ d’application du droit de l’Union », y compris si cette situation est réglée sur la base de dispositions purement nationales (CJUE, 26 févr. 2013, aff. C-617/10, Åklagaren c/Åkerberg Fransson). Dans cette affaire, la Cour a ainsi admis que la fraude à la TVA entrait dans le champ de la Charte, alors que la politique fiscale reste l’un des derniers bastions de la souveraineté des États (« Les droits fondamentaux garantis par la Charte devant […] être respectés lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union, il ne saurait exister de cas de figure qui relèvent ainsi du droit de l’Union sans que lesdits droits fondamentaux trouvent à s’appliquer. L’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la Charte » §21). Pour que la Charte soit invocable, il faut donc un lien avec une norme du droit de l’Union européenne applicable : « la notion de « mise en œuvre du droit de l’Union », au sens de l’article 51 de la Charte, impose l’existence d’un lien de rattachement d’un certain degré, dépassant le voisinage des matières visées » (CJUE, 6 mars 2014, aff. C-206/13, Cruciano Siragusa (§24), à propos de la réglementation d’une servitude de paysage ; voir aussi : CJUE, 27 mars 2014, aff. C-256/13, Emiliano Torralbo Marcos, à propos de la réglementation de taxes dans le domaine de l’administration de la justice). Dans le cas de la proposition sur la sécurité globale, il n’est pas impossible que la Cour parvienne à trouver une norme européenne grâce à laquelle elle considérerait que ses dispositions ont un « lien de rattachement » avec le droit de l’Union. Il pourrait en être ainsi du droit à la protection des données personnelles (article 16 TFUE)7 , ou encore de la libre prestation de services (article 56 TFUE), qui inclut les services audiovisuels8 . Ces subterfuges pourraient néanmoins sembler assez subtils, voire artificiels.

Il peut toutefois être argué que la Cour de justice a procédé à une extension indirecte du champ d’application de la Charte face aux tendances « illibérales » de certains États, notamment la Pologne et la Hongrie, et en raison de la rigueur de la procédure de l’article 7 TUE qui sanctionne les atteintes aux valeurs de l’article 2. La Cour a ainsi admis un recours en manquement fondé sur les dispositions de l’article 19§1, al. 2 TUE (« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union »), lu à la lumière de l’article 47 de la Charte sur le droit à un tribunal impartial, dans un arrêt du 24 juin 2019 (aff. C 619/18, Commission/Pologne)9 . Étaient en cause les règles polonaises relatives au départ à la retraite des juges de la Cour suprême. La Cour considère que « l’article 19 TUE, qui concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE, confie aux juridictions nationales et à la Cour la charge de garantir la pleine application du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres ainsi que la protection juridictionnelle que les justiciables tirent de ce droit » (§47) et que « cette disposition vise les « domaines couverts par le droit de l’Union », indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (§50). Finalement, « si, ainsi que le rappellent la République de Pologne et la Hongrie, l’organisation de la justice dans les États membres relève de la compétence de ces derniers, il n’en demeure pas moins que, dans l’exercice de cette compétence, les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union » (§52). Ainsi, la Charte a pu être appliquée par le biais de l’article 19 TUE, pour « contrôler si une mesure nationale était susceptible de porter atteinte à l’indépendance des juges nationaux, indépendamment de tout lien entre la situation au principal et une norme de l’Union, à partir du moment où les juges en question sont susceptibles de se prononcer, en qualité de « juridictions », sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union »10 . Notons également l’usage à l’encontre de la Pologne de la demande de mesures provisoires formulée par la Commission (article 279 TFUE), à laquelle la Cour a fait droit le 8 avril 2020 en ordonnant la suspension des dispositions relatives au régime disciplinaire des juges de la Cour suprême (aff. C-791/19 R, Commission/Pologne). La Cour peut d’ailleurs même y faire droit sous astreinte lorsque l’État refuse de s’y soumettre, comme elle l’a jugé le 20 novembre 2017 (aff. C 441/17 R, Commission/Pologne)11 , alors que les traités ne prévoient théoriquement un tel pouvoir que lorsqu’un État a déjà été condamné en manquement. Ainsi, les procédures se sont multipliées à l’encontre de la Pologne et la Cour a su faire preuve d’un activisme notable à propos d’une législation apparemment très éloignée du droit de l’Union. Il n’est toutefois pas certain que la Cour souhaite s’engager sur cette voie à l’encontre de la France, sauf si elle considère que, comme la Pologne, la France commet des violations caractérisées et répétées de l’État de droit et des libertés fondamentales.

Quelles autres voies de droit sont envisageables ?

L’article 7 du TUE permet de sanctionner une atteinte aux valeurs de l’article 2. La procédure a déjà été initiée contre la Pologne et la Hongrie, sans avoir abouti à ce jour, car les majorités requises sont très strictes (quatre cinquièmes des membres du Conseil pour constater un « risque clair de violation grave » des valeurs, et unanimité du Conseil européen pour constater « l’existence d’une violation grave et persistante » des valeurs). Il est donc difficile en l’état actuel des forces politiques en Europe d’envisager d’appliquer ce mécanisme. En revanche, la procédure dite « pré-article 7 » énoncée dans la communication de la Commission du 11 mars 2014 (COM(2014) 158) pourrait être mise en œuvre. Il s’agit d’une voie plus souple « d’alerte précoce » reposant sur trois étapes (évaluation, recommandation, suivi) et qui suppose un dialogue entre l’État incriminé et la Commission.

Finalement, les moyens d’action et les sanctions dont disposent les institutions européennes restent assez théoriques à l’encontre de dispositions législatives nationales jugées liberticides. En revanche, la censure pourrait être prononcée par le Conseil constitutionnel a priori ou par la voie de la QPC, et un contrôle de conventionnalité des juges ordinaires pourrait également être exercé si la disposition est promulguée. Dans un contexte similaire en Espagne, le Tribunal constitutionnel a ainsi déclaré le 19 novembre 2020 l’inconstitutionnalité de l’article 36.23 de la loi du 30 mars 2015 (dite « loi bâillon ») pénalisant l’usage des images des forces de l’ordre sans autorisation administrative.

Or, c’est justement une justice constitutionnelle et ordinaire indépendante et effective qui peut faire défaut dans les démocraties dites « illibérales ». Il est donc possible que « aussi longtemps que » ou « tant que » (« so lange » à l’instar de l’expression utilisée par la Cour constitutionnelle allemande) la France applique les standards attendus d’une démocratie libérale relatifs aux droits fondamentaux et à l’État de droit, les institutions européennes n’aient pas recours aux mêmes instruments que ceux utilisés contre la Pologne et la Hongrie. La mise en garde de la Commission pourrait néanmoins signifier qu’en cas de tournant politique autoritaire ou illibéral, le « brevet » de démocratie libérale dont la France bénéficie pourra être remis en cause.

1 Version d’origine.

2 Rosine Letteron, « L’article 24 : une accumulation d’erreurs », 29 novembre 2020 http://libertescheries.blogspot.com/2020/11/larticle-24-une-accumulation-derreurs.html, voir aussi : Pierre Januel, « Sécurité globale : derrière le flou, les loups », Dalloz actualités, 16 novembre 2020.

3 Elise Letouzey, « L’interdiction de diffuser des images des forces de l’ordre », 17 novembre 2020
https://blog.leclubdesjuristes.com/linterdiction-de-diffuser-des-images-des-forces-de-lordre/

4 « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

5 « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. 2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».

6 « 1. Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives. 2. La présente Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences de l’Union, ni ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les traités ». Voir : Abdelkhaleq Berramdane, « Le champ d’application de la Charte », Revue de l’Union européenne, 2020, page 548.

7 L’article 16 TFUE est le fondement de la directive 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union (qui doit être transposée par les États avant le 17 décembre 2021).

8 L’article 56 TFUE est la base légale d’une directive qui pourrait également servir de biais contentieux pour la Cour (directive 2018/1808 du 14 novembre 2018 modifiant la directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels, dite directive « Services de médias audiovisuels ».

9 Voir aussi : CJUE, 27 février 2018, aff. C-64/16, Associação Sindical dos Juízes Portugueses.

10 Sébastien Platon, « Le respect de l’État de droit dans l’Union européenne : la Cour de justice à la rescousse ? », RDLF 2019, chron. 36.

11 « En particulier, le juge des référés doit être en mesure d’assurer l’efficacité d’une injonction adressée à une partie au titre de l’article 279 TFUE, en adoptant toute mesure visant à faire respecter par cette partie l’ordonnance de référé. Une telle mesure peut notamment consister à prévoir l’imposition d’une astreinte pour le cas où ladite injonction ne serait pas respectée par la partie concernée » (§100).