Par Jordane Arlettaz, Professeur de droit public, Université de Montpellier, CERCOP

La décision du Conseil constitutionnel du 21 mai 2021 sur la place des langues régionales en France était attendue et pour partie prévisible. Prévisible, partiellement seulement car les deux déclarations d’inconstitutionnalité prononcées témoignent d’une intempérance législative mais aussi d’un raidissement du Conseil.

Le Conseil constitutionnel n’a sans doute jamais fermé autant de portes à la reconnaissance des langues régionales que dans cette récente décision par laquelle il se prononce notamment pour la première fois sur l’enseignement public des langues régionales par la méthode dite d’immersion et sur l’usage, dans les actes d’état civil, de signes diacritiques issus des langues régionales, deux nouveautés législatives déclarées inconstitutionnelles. Cette double censure repose sur l’article 2 de la Constitution selon lequel « la langue de la République est le français » ; en d’autres termes, la promotion des langues régionales dans l’enseignement public comme dans l’écriture des prénoms inscrits à l’état civil s’est heurtée devant le Conseil au principe d’officialité de la langue française. Le sociologue du droit s’amusera sans doute de constater que, dans un contrôle de constitutionnalité a priori, qui se déploie donc avant même que la loi n’entre en vigueur, ces deux déclarations d’inconstitutionnalité visent à empêcher un enseignement qui existe en réalité déjà dans le service public et à interdire la rédaction d’actes d’état civil dont certains ont été regardés comme réguliers par le juge judiciaire.

Le législateur a-t-il rendu la partie facile au Conseil constitutionnel ?

L’article 2 de la Constitution pose en effet le principe d’officialité de la langue française, principe objectif et contraignant dont les ressorts juridiques sont simplement rappelés par le Conseil. La langue française, parce qu’elle est la langue de la République, s’impose aux personnes morales de droit public ainsi qu’aux personnes privées dans l’exercice d’une mission de service public ; de cette contrainte qui pèse sur tous ceux ayant une activité de service public, il découle que les particuliers ne peuvent se prévaloir d’un droit ni être contraints à l’usage d’une langue autre que le français. Dans un tel contexte constitutionnel, il faut bien convenir que brandir l’insertion des langues régionales dans le « patrimoine de la France » par l’article 75-1 de la Constitution, comme un étendard pouvant venir écorner le principe normatif d’officialité de la langue française avait peu de consistance juridique. Car l’article 2 oblige lorsque l’article 75-1 invite. Les défenseurs de la loi auraient donc dû se résoudre à questionner l’article 2 de la Constitution en portant le débat sur la nature juridique de l’officialité de la langue française et, surtout, sur son champ d’application. Pour ne pas l’avoir fait, le Conseil constitutionnel a pu déployer l’arme de la censure en rappelant une jurisprudence inchangée depuis 1994 tout en la diffusant dans des domaines pouvant souffrir la discussion. Ne touchant pas aux normes de référence, le Conseil a en effet pu justifier sa décision par des choix sémantiques. Or une autre décision était assurément possible ; une autre loi l’aurait suscitée.

Pourquoi le Conseil constitutionnel a-t-il jugé l’enseignement par immersion contraire à la Constitution ?

L’article 4 de la loi, censuré par le Conseil, visait à consacrer dans le Code de l’éducation, l’enseignement immersif en langue régionale sans préjudice d’une bonne connaissance de la langue française. Se différenciant de l’enseignement bilingue en langue française et en langue régionale déjà consacré dans le même Code, l’enseignement par immersion confère à la langue régionale le statut de langue d’enseignement. Cette méthode singulière d’apprentissage portait-elle atteinte au principe d’officialité de la langue française ? L’état de la jurisprudence permettait de défendre la négative. Le Conseil constitutionnel, en matière d’enseignement, reconnaît en effet la constitutionnalité de dispositions législatives favorables à l’enseignement de et par les langues régionales dès lors que cet enseignement revêt un caractère facultatif, ce qui était le cas dans la proposition de loi. Sur la question plus spécifique de la méthode par immersion, le suspense était entier puisque le Conseil avait renvoyé en 2001 la problématique de sa constitutionnalité au juge administratif.

Si la question n’avait donc pas été directement tranchée, il demeure que la contrainte juridique exercée par le principe d’officialité commandait de distinguer deux usages. Le premier concerne la langue de communication au sein des établissements publics, langue qui affecte les relations entre ces établissements et les administrés. Elle ne saurait, en l’état constitutionnel, être autre que la langue française. Le second a trait à la langue de l’enseignement, celle qui s’utilise dans le cadre d’un projet éducatif d’établissement où l’enfant en apprentissage n’est pas un simple usager du service public. L’exclusivité de la langue française officielle remplit cette fonction fondamentale qui est celle de garantir, par une bonne connaissance de celle-ci, l’égal accès de tous aux services publics, en d’autres termes, l’égalité de tous dans l’exercice de leurs droits. Mais si le français porte en lui un tel projet républicain, il n’est sans doute pas la seule langue d’accès à l’instruction et à l’heure des pédagogies dites innovantes, l’officialité de la langue française ne représente aucun obstacle constitutionnel à un enseignement public en langues régionales dès lors que celui-ci est facultatif et permet la bonne connaissance de la langue française. Il fallait donc que le législateur précise les limites de l’enseignement immersif en langues régionales requises par le principe d’officialité de la langue française. Le député Paul Molac a certes affirmé devant l’Assemblée que « l’immersion pratiquée dans les écoles associatives est très spéciale. […] Je tiens à rassurer certains d’entre vous : ce n’est pas cette forme d’immersion que nous voulons développer dans l’enseignement public ». Les parlementaires, en pleine campagne électorale régionale, ont préféré une loi silencieuse sur cette question cruciale et ont dès lors offert au Conseil l’opportunité de s’appuyer sur les travaux parlementaires pour définir lui-même la nature de cet enseignement, incluant notamment les langues régionales comme langues de communication. Le Conseil a ainsi pu fonder son raisonnement sur une définition maximaliste de l’enseignement par immersion. Le mutisme de la loi l’a rendue inconstitutionnelle.

Qui décide du devenir du français, « langue de la République » ?

L’autre censure constitutionnelle a visé l’article 9 de la proposition de loi qui autorisait l’usage des signes diacritiques des langues régionales dans les actes de l’état civil. Le Conseil déduit de cette autorisation, la création pour les particuliers, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, en violation du principe d’officialité de la langue française. Adieu donc l’inscription des prénoms Fañch ou Alícia usant de signes diacritiques issus respectivement du breton et du catalan et pourtant confirmés par la Cour d’appel de Rennes et un tribunal de Perpignan. La langue française est sous la plume du Conseil, figée et imperméable dans son usage par les autorités publiques. Parce que le Conseil a jugé que les signes diacritiques en question étaient étrangers à la langue française, la censure constitutionnelle conduit à dénier au législateur le pouvoir d’intégrer ces signes dans l’orthographe française. Le Gouvernement pourrait certes user de son pouvoir réglementaire pour ce faire : la Commission d’enrichissement de la langue française placée sous l’autorité du Premier ministre et sous le pouvoir de validation de l’Académie française en a la compétence. Mais le Gouvernement encourrait indubitablement une censure comparable venant de la juridiction administrative. Dans cette hypothèse, les juges, administratif et constitutionnel, réserveraient au seul pouvoir constituant la faculté d’enrichir la langue française de signes issus des langues régionales

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