Par Laure Milano, Professeur de droit public, Université de Montpellier, IDEDH

L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 7 mai 2021 contre la Pologne (Cour EDH, Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c/ Pologne, req . n°4907/18) sanctionne notamment une violation du « droit à un tribunal établi par la loi », garanti par l’article 6 §1 de la Convention EDH, du fait de la méconnaissance manifeste du droit interne par les autorités quant aux règles de composition de la Cour constitutionnelle. Après les nombreuses condamnations de la Cour de justice de l’Union européenne pour violation du principe d’indépendance de la justice en Pologne, cet arrêt de la Cour européenne pourrait n’être que le premier d’une longue série.

Sur quel fondement la Cour européenne condamne-t-elle la Pologne ?

La Cour sanctionne deux violations de l’article 6 §1 de la Convention. D’une part, en raison de l’absence de motivation du refus des juridictions ordinaires de saisir la Cour constitutionnelle des exceptions d’inconstitutionnalité soulevées par la société requérante dans le litige pendant devant elles. C’est l’application d’une jurisprudence classique en vertu de laquelle le juge européen, sous l’angle de l’exigence de motivation, contrôle si le refus d’une juridiction nationale de saisir un organe statuant à titre préjudiciel n’est pas entaché d’arbitraire.

Cette jurisprudence a majoritairement concerné l’hypothèse de refus de saisine de la CJUE par la voie du renvoi préjudiciel (voir récemment Sanofi Pasteur c/ France, 13 février 2020, violation), mais elle s’applique également au refus de saisir une juridiction constitutionnelle (Renard c/ France, déc., 25 août 2015, non violation). En l’espèce, l’absence totale de motivation a caractérisé un refus de saisine arbitraire en violation de l’article 6 §1.

D’autre part, et c’est là vraisemblablement l’intérêt majeur de l’arrêt, la Cour sanctionne la violation de l’exigence du « droit à un tribunal établi par la loi », le Président polonais et la Diète ayant violé les règles de nomination des juges à la Cour constitutionnelle, le Président en refusant d’assermenter trois juges qui avaient été légalement élus par la Diète précédente et la nouvelle Diète en élisant trois nouveaux juges à des postes déjà attribués. La nomination de ces juges était ainsi entachée d’irrégularités.

Pourquoi la Cour européenne ne sanctionne-t-elle pas une atteinte à l’indépendance de la justice ?

Elle préfère, il est vrai, suivant en cela les arguments de la requérante, statuer sous l’angle du juge légal qui permet, notamment, de sanctionner des violations manifestes du droit interne dans la composition des juridictions. Cette garantie est longtemps restée relativement secondaire dans la jurisprudence européenne dans la mesure où, comparée aux autres garanties du procès équitable, elle était très rarement mobilisée par la Cour. Toutefois, celle-ci a rendu un arrêt de principe dans une affaire récente (Guðmundur Andr Ástráðsson c/ Islande, GC, 1er décembre 2020) dans laquelle elle a précisé la teneur de cette exigence. Elle a ainsi estimé qu’il s’agissait d’un droit autonome par rapport aux autres garanties de l’article 6 §1, bien qu’il noue des liens étroits avec les exigences d’indépendance et d’impartialité. Elle a également considéré, qu’au regard de la marge d’appréciation qu’il convenait d’accorder aux États en la matière, seule une « violation flagrante » des règles de nomination des juges pouvait emporter une violation de ce droit. C’est donc à l’occasion de cet arrêt islandais que la Cour a posé les principes dont elle fait ici application à la Pologne.

Il est possible d’établir un parallèle avec la jurisprudence de la Cour de justice en matière d’indépendance de la justice quant à la manière de procéder. Le juge de Luxembourg a réaffirmé avec beaucoup de force les exigences du droit à tribunal indépendant et considérablement valorisé ce droit en rappelant ses liens avec les valeurs de l’État de droit dans un arrêt préjudiciel en réponse à des questions émanant de juges portugais (CJUE, GC, 27 février 2018, C-64/16) pour ensuite en faire application dans plusieurs affaires (par ex. CJUE, GC, 24 juin 2019, Commission c/ Pologne, C-619/18 ; CJUE, GC, 5 novembre 2019, Commission c/ Pologne, C-192/18 ; CJUE, GC, 26 mars 2020, C-558/18 et C-563/18), dont certaines sont d’ailleurs encore pendantes, concernant les réformes de la justice en Pologne.

Face au contentieux généré par les atteintes répétées à l’indépendance de la justice en Pologne, tout se passe comme si les juges européens avaient saisi l’occasion d’une affaire pour préciser et affermir les principes d’une justice respectueuse de l’État de droit en vue de les transposer ensuite au cas de la Pologne. Cette démarche permet de rappeler que les principes d’une bonne justice ne peuvent être laissés à la discrétion des États et doivent s’appliquer uniformément à l’ensemble des États européens. Il ne s’agit pas de stigmatiser un État en particulier mais de rappeler à tous que les garanties de l’État de droit ne sont pas négociables.

D’autres requêtes concernant la situation de la justice en Pologne ont-elles été déposées à Strasbourg ? 

Actuellement, 27 requêtes sont pendantes devant la Cour portant sur des questions liées à divers aspects de la réforme du système judiciaire en Pologne à la suite de l’entrée en vigueur des lois de 2017 et 2018. La Cour a d’ailleurs tenu une audience en Grande chambre à propos de l’une de ces affaires le 19 mai. Le 30 avril dernier, elle a encore communiqué au gouvernement polonais 5 nouvelles requêtes. De plus, elle a décidé que toutes les requêtes actuelles et futures portant sur des griefs relatifs aux divers aspects de la réforme du système judiciaire en Pologne seraient traitées en priorité (catégorie I). Conformément à la politique de priorisation, ce niveau de priorité est accordé aux affaires urgentes ce qui témoigne de l’importance pour la Cour de ces affaires.

Elle devrait vraisemblablement faire preuve de la même intransigeance que la Cour de justice qui a ouvert la voie en la matière. D’autant que dans l’arrêt rendu le 7 mai, elle souligne qu’au-delà des violations du droit interne constatées, les actions des pouvoirs législatif et exécutif visaient à contester le rôle de la Cour constitutionnelle en tant qu’interprète ultime de la Constitution et de la constitutionnalité des lois, ce qui avait déjà été relevé par la Commission de Venise dans un avis des 14 et 15 octobre 2016 (Avis n°860/2016).

Outre la gravité des atteintes aux règles du procès équitable, à celles de l’indépendance de la justice et de l’État de droit en Pologne, il y aura sans doute la volonté de la Cour de Strasbourg de réaffirmer son rôle de juge européen des droits de l’homme face au juge de Luxembourg. Dans ce concert des juges pour sauver les valeurs communes de l’Europe, celles de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, on aimerait bien entendre plus fort la voix des autres institutions.

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