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Polexit

La Pologne et le respect de l’État de droit : quelques réflexions suscitées par la décision K 3/21 du Tribunal constitutionnel polonais

Par Francesco Martucci, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas

« La haine entre les pays, les peuples, les couches sociales ne s’étalait pas quotidiennement dans les journaux, elle ne divisait pas encore les hommes et les nations ; l’odieux instinct du troupeau, de la masse, n’avait pas encore la puissance répugnante qu’il a acquise depuis dans la vie publique ; la liberté d’action dans le privé allait de soi à un point qui serait à peine concevable aujourd’hui ; on ne méprisait pas la tolérance comme un signe de mollesse et de faiblesse, on la prisait très haut comme une force éthique ».

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1942

Le 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais a adopté une décision portant « évaluation de la conformité à la Constitution polonaise de certaines dispositions du traité sur l’Union européenne » (Assessment of the conformity to the Polish Constitution of selected provisions of the Treaty on European Union, K 3/21). Il déclare l’incompatibilité avec la Constitution polonaise de la valeur de l’État de droit consacrée par l’article 2 TUE et du principe de protection juridictionnelle effective garanti par l’article 19 TUE, tels qu’ils ont été interprétés par la Cour de justice de l’Union européenne. Pour parvenir à cette conclusion, la décision affirme que sont incompatibles avec les articles 2, 8 et 90(1) de la Constitution polonaise l’article 1er, paragraphes 1 et 2, TUE et l’article 4, paragraphe 3, TUE dans la mesure où l’intégration européenne entre dans « une phase nouvelle » dans laquelle « a) les institutions de l’Union européenne agissent en dehors du champ des compétences qui leur sont conférées par la République de Pologne dans les traités ; b) la Constitution n’est pas la loi suprême de la République de Pologne (…) c) la République de Pologne ne peut pas fonctionner comme un État souverain et démocratique ».

Loin de se cantonner à la seule question de la primauté du droit de l’Union, la décision signifie la volonté expresse de la Pologne de ne pas respecter les valeurs communes sur lesquelles l’Union européenne est fondée et que chaque État membre de l’Union partage avec tous les autres États membres. En effet, ainsi que la Cour de justice l’a affirmé, l’Union européenne est une construction juridique reposant sur la prémisse fondamentale de ce partage de valeurs communes qui « implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre » (CJUE, Ass. Plén., 18 décembre 2014, avis 2/13, Adhésion de l’Union à la CEDH).

L’enjeu soulevé par cette « appréciation de conformité » (Assessment of the conformity, selon la traduction retenue par le Tribunal lui-même) n’est pas celui de déterminer si, ponctuellement, l’application d’une disposition du droit de l’Union peut se heurter à une caractéristique du système constitutionnel d’un État membre ; cette question est déjà réglée, non naturellement sans quelques tensions, par un dialogue des juges constructif. Par une démarche destructrice, le Tribunal constitutionnel polonais remet en cause les assises fondamentales de l’État de droit en tant que valeur commune des États membres, fondatrice de l’Union européenne. Cette décision s’inscrit ainsi davantage dans un débat plus général – qui n’est pas propre à l’Union européenne – que résume l’adresse d’André Laignel à Jean Foyer à l’Assemblée nationale en 1981 : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire ». La règle de droit peut-elle limiter la volonté politique ? Tout le droit, faut-il ajouter, car celles et ceux qui contestent le droit de l’Union, fustigent tout autant, lorsque les textes dérangent leur pratique, la Convention européenne des droits de l’homme ou encore la Constitution avec une antienne bien connue : de quel droit des juges qui tirent leur légitimité de leur indépendance pourraient imposer le respect du droit au législateur incarnation d’une souveraineté idéalisée. On retrouve la gageure de l’articulation de la démocratie et de l’État de droit qui, dans l’Union, pose tout particulièrement des difficultés depuis l’avènement des « démocraties illibérales ». On se gardera d’entrer dans un débat de nature politique d’autant plus aisément que la décision du Tribunal constitutionnel polonais est juridiquement contestable à bien des égards et prend un tour elle-même plus politique que juridique. Du moins est-ce la conclusion qu’on peut tirer à la lecture d’une déclaration publiée par les juges « retraités » du Tribunal constitutionnel polonais (Statement of retired judges of the Constitutional Tribunal of 10 October 2021).

Ces derniers estiment qu’ « il est faux de dire que le jugement du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 a été rendu en vue de garantir la primauté de la Constitution sur le droit de l’UE, car cette position de la Constitution a été suffisamment établie dans les arrêts du Tribunal jusqu’à présent ». « Retraités », la précision est déterminante puisque c’est là que se cristallise la tension entre l’Union européenne et les « nouveaux » juges du Tribunal constitutionnel de Pologne. La décision du 7 octobre 2021 ne peut être comprise sans rappeler le délitement de l’État de droit en Pologne ce qui prive de toute pertinence le rapprochement avec la jurisprudence d’autres cours constitutionnelles nationales, posant la question d’un « Polexit » juridique.

La décision du Tribunal constitutionnel était-elle prévisible compte tenu des réformes de la justice décidées par la Pologne ?

À la suite de l’arrivée au pouvoir du parti Droit et justice (PiS), la Pologne s’est engagée dans une série de réformes élimant progressivement la valeur de l’État de droit. Du moins est-ce la conclusion à laquelle sont parvenues les institutions de l’Union, soutenues par une grande majorité d’États membres. En effet, la procédure de l’article 7 TUE a été engagée à l’encontre de la Pologne (recommandation (UE) 2016/1374 de la Commission du 27 juillet 2016 concernant l’État de droit en Pologne, JOUE L 217 du 12 août 2016, p. 53) avant d’être mise en œuvre pour la Hongrie (résolution du Parlement européen, du 12 sept. 2018, relatif à une proposition invitant le Conseil à constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, l’existence d’un risque clair de violation grave par la Hongrie des valeurs sur lesquelles l’Union est fondée (2017/2131(INL)).

L’article 7 TUE prévoit que l’Union européenne peut sanctionner un État membre qui ne respecte pas les valeurs consacrées par l’article 2 TUE. Celui-ci dispose que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». Arme nucléaire ou tigre de papier, la procédure de l’article 7 TUE bute sur un écueil institutionnel majeur car, à l’exigence de l’unanimité au Conseil européen pour constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs, s’ajoute le fait que l’État visé par la procédure est exclu uniquement du vote le concernant ; autrement dit, la Hongrie s’opposera à l’adoption d’une décision contre la Pologne et inversement. La Commission publie annuellement un rapport sur la situation de l’État de droit dans l’Union dans lequel elle traite de la situation pays par pays. Parmi les principales menaces qui pèsent sur les valeurs de l’État de droit, a été considérée particulièrement inquiétante en Pologne une série de réformes du système juridictionnel dont la Cour de justice a constaté l’incompatibilité avec le droit de l’Union. Ainsi, en juillet 2021, elle a souligné d’emblée que la réforme de la justice en Pologne a continué à susciter de sérieuses inquiétudes (Rapport 2021 sur l’état de droit, La situation de l’état de droit dans l’Union européenne, COM(2021) 700 ; 2021 Rule of Law Report, Country Chapter on the rule of law situation in Poland).

Les valeurs de l’article 2 TUE ne présentent pas la densité normative suffisante pour que leur violation soit constatée juridictionnellement. Toutefois, l’article 2 TUE s’avère la disposition matricielle dont la substance est juridiquement matérialisée par des droits et des principes fondamentaux. Ainsi en est-il de l’État de droit, valeur de l’Union, qui se substantialise par la protection juridictionnelle effective, consacrée à la fois en tant que principe fondamental par l’article 19 TUE et de droit fondamental par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est ainsi que, sur la suggestion notamment du service juridique du Conseil de l’Union – institution représentant les États membres – la Cour de justice s’est engagée dans une jurisprudence visant à protéger l’indépendance des juridictions nationales. La chaîne jurisprudentielle débute par l’arrêt dit sur les « juges portugais » (CJUE, GC, 27 févr. 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, aff. C-64/16) dans lequel la Cour tire de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, l’exigence d’indépendance des juridictions nationales qui « suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions » (ibid. ; CJUE 7 février 2019, Vindel, C-49/18 ; v. aussi CJUE, GC, 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality, dit « Défaillances du système judiciaire », C-216/18 PPU).

La voie a ainsi été ouverte à des actions en manquement engagées par la Commission européenne à l’encontre de la Pologne. La Cour de justice a constaté la violation de l’article 19 TUE à trois reprises pour ne pas avoir garanti l’indépendance des juges. La première affaire concerne des juges « retraités » puisque la Cour de justice a estimé que, d’une part, en prévoyant l’application de la mesure consistant à abaisser l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême aux juges en exercice qui ont été nommés à cette juridiction avant le 3 avril 2018 et, d’autre part, en accordant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de ladite juridiction au-delà de l’âge du départ à la retraite nouvellement fixé, la Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (CJUE, GC, 24 juin 2019, Commission / Pologne, dit « Indépendance de la Cour suprême », C-619/18). Dans la deuxième affaire, a constitué une violation de l’article 19 TUE la disposition permettant au ministre de la Justice polonais d’autoriser ou non la continuation de l’exercice des fonctions des magistrats du siège des juridictions de droit commun polonaises au-delà du nouvel âge du départ à la retraite desdits magistrats (CJUE, GC, 5 nov. 2019, Commission / Pologne, dit « indépendance des juridictions de droit commun », C-192/18). Dans la troisième affaire, la violation de l’article 19 TUE découle tout d’abord de l’absence d’indépendance et d’impartialité de la chambre disciplinaire de la Cour suprême, à laquelle incombe le contrôle des décisions rendues dans les procédures disciplinaires contre les juges ; elle découle ensuite de ce que la loi permet de qualifier d’infraction disciplinaire le contenu des décisions judiciaires des juges des juridictions de droit commun ; elle résulte également du pouvoir discrétionnaire du président de la chambre disciplinaire de la Cour suprême de désigner le tribunal disciplinaire compétent en première instance dans les affaires relatives aux juges des juridictions de droit commun ; enfin, les conditions dans lesquelles les affaires disciplinaires contre les juges des juridictions de droit commun ne respectent pas les droits de la défense (CJUE, GC, 15 juil. 2021, Commission c/ Pologne, dit « régime disciplinaire des juges », C-791/19).

C’est donc cette interprétation de l’article 19 TUE que le Tribunal constitutionnel polonais considère incompatible avec la Constitution nationale. Plus précisément, « dans la mesure où, aux fins d’assurer une protection juridique effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union européenne et de garantir l’indépendance des juges », l’article 19, paragraphe 1, deuxième alinéa, TUE et l’article 2 TUE confèrent aux juridictions nationales la compétence pour : « a) contrôler la légalité de la procédure de nomination d’un juge, y compris le contrôle de la légalité de l’acte par lequel le Président de la République nomme un juge », « b) contrôler la légalité de la résolution du Conseil national de la magistrature de saisir le Président de la République d’une demande de nomination d’un juge » et « c) apprécier le caractère défectueux du processus de nomination d’un juge et, par conséquent, refuser la nomination d’une personne nommée à une fonction judiciaire », sont incompatibles avec l’article 2, l’article 8, paragraphe 1, l’article 90, paragraphe 1, et l’article 179 en liaison avec l’article 144, paragraphe 3, point 17, de la Constitution.

Ce faisant, il ne s’inscrit en rien dans l’esprit des autres cours nationales qui ont dégagé des limites constitutionnelles à l’intégration européenne.

Le Tribunal constitutionnel, par la voix de sa présidente Julia Przyłębska a estimé que les institutions européennes agissaient « au-delà de leur champ de compétences » pour justifier sa décision, qu’en est-il ?

Dans les réactions suscitées par la décision du Tribunal constitutionnel polonais, est revenue l’idée selon laquelle la solution retenue serait somme toute classique, du moins est-elle déjà pratiquée par la majorité des cours constitutionnelles et suprêmes des États membres, et tout particulièrement par le Tribunal constitutionnel allemand. On peut rétorquer aux tenants d’une telle lecture que celle-ci revient non seulement à banaliser la négation de la valeur de l’État de droit, mais qu’elle est en tout état de cause juridiquement fausse. Au demeurant, le Tribunal constitutionnel polonais avait déjà dégagé une théorie des limites constitutionnelles de l’intégration européenne (24 novembre 2010, Traité de Lisbonne, K 32/09). Or, comme l’ont relevé les juges « retraités », dans sa décision du 7 octobre 2021, il ne s’inscrit nullement dans cette logique polonaise. En réalité, il prétend reprendre – en la dénaturant – la théorie de l’ultra vires que le Tribunal constitutionnel allemand a construite par une chaîne jurisprudentielle initiée en 2010 et ayant abouti en 2020 (BVerfG 6 juil. 2010, Honeywell, 2 BvR 2661/06 ; BVerfG 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153).

On peut débattre longuement de la question de savoir qui de la Constitution nationale ou du droit de l’Union prime ; la discussion risque d’être stérile si l’interniste s’en tient à l’affirmation selon laquelle la Constitution est la norme suprême de l’ordre juridique national alors que l’européaniste défend le caractère absolu de la primauté du droit de l’Union. Dès les années 1960, les cours constitutionnelles allemande et italienne ont élaboré une théorie de réserve constitutionnelle, non sans provoquer des tensions avec la Cour de justice, à une époque où le droit communautaire ne protégeait ni les droits fondamentaux ni le principe démocratique. En substance, la théorie des « contre-limites » italienne ou celle du « Solange » allemande est fondée sur l’idée que la cour constitutionnelle nationale se réserve le droit de contrôler un acte de droit dérivé de l’Union si celui-ci remet en cause un principe ou droit fondamental de l’ordre constitutionnel national. En France, le Conseil constitutionnel estime que la transposition d’une directive et le respect d’un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti (Conseil constitutionnel, 10 juin 2004, Loi sur l’économie numérique, décis. n° 2004-496 DC ; 12 juin 2018, Loi relative à la protection des données personnelles, 2018-765 DC).

De prime abord, la réserve de constitutionnalité s’apparente à un tempérament à la primauté du droit de l’Union. Toutefois, si l’on raisonne dans un système constitutionnellement intégré, une lecture plus conciliatrice est possible. D’abord, l’article 4, paragraphe 2, TUE impose à l’Union de respecter les fonctions essentielles de l’État et l’identité nationale ; le respect de principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel national constitue ainsi tout autant une obligation constitutionnelle nationale que de droit de l’Union. Ensuite, les États membres en tant que « maîtres du traité », selon l’expression du Tribunal constitutionnel allemand, ont consenti à être liés par les traités qui régissent l’Union européenne, en ayant pour la plupart d’entre eux préalablement vérifié la compatibilité entre ces traités et leur Constitution, comme c’est le cas en France. Il existe donc une équivalence substantielle entre Constitutions nationales et traité de sorte qu’un acte de droit dérivé méconnaissant une règle constitutionnelle nationale risque fort de violer une règle de droit de l’Union équivalente. Dans ce cas, le dialogue des juges prend le relais puisque le juge national est censé poser une question préjudicielle à la Cour de justice sur la validité dudit acte. Aussi n’est-ce qu’à titre exceptionnel que la réserve de constitutionnalité pourrait jouer. En France, la « clause de sauvegarde Arcelor » révèle cette logique d’équivalence n’ayant guère provoqué de conflit jusqu’à l’affaire French Data Network (CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine e.a., n° 287110 ; CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network, n° 393099). Dans cette dernière, le rapporteur public Alexandre Lallet a cependant proposé d’enrichir la clause de sauvegarde en y ajoutant des exigences constitutionnelles dont le Conseil d’État a considéré qu’elles ne bénéficient pas en droit de l’Union d’une protection équivalente à celle garantie dans l’ordre juridique national. Ce n’est guère surprenant puisque les exigences constitutionnelles étaient en l’occurrence les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions pénales et de lutte contre le terrorisme. Ces objectifs font partie des fonctions essentielles de l’État membre au sens de l’article 4, paragraphe 2, TUE. On rappelle que, dans l’affaire French Data Network, la difficulté tenait à ce que la directive 2002/58, dite « vie privée et communications électroniques » et le règlement général sur la protection des données (RGPD) avaient été interprétés par la Cour de justice, à la lumière de la Charte de droits fondamentaux, comme s’opposant à une conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion (CJUE, Gde ch., 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C-623/17, C-511/18, C-512/18, C-520/18).

Le gouvernement français avait avancé l’argument selon lequel la Cour de justice avait statué ultra vires, voie que le Conseil d’État n’a pas empruntée préférant à la confrontation une forme de conciliation dont on peut débattre du bien-fondé juridique, mais qui présente au moins la vertu de permettre un apaisement juridictionnel. Le Tribunal constitutionnel polonais a préféré quant à lui la confrontation frontale en mobilisant la théorie de l’ultra vires, sans en saisir manifestement – ou volontairement – toutes les nuances et subtilités. Le Tribunal constitutionnel allemand estime qu’il peut contrôler à titre exceptionnel les actes de droit de l’Union en cas de violation particulièrement grave du principe d’attribution des compétences de l’Union, autrement dit lorsque les institutions de l’Union méconnaissent ce principe de façon si manifeste que cela provoque dans le système de répartition des compétences entre les États membres et l’Union un glissement structurellement significatif au détriment de ces États (BVerfG 6 juil. 2010, Honeywell, 2 BvR 2661/06 ; BVerfG 21 juin 2016, Gauweiler, 2 BvR 2728/1 ; BVerfG 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153). Dans l’affaire concernant le programme d’achats de titres publics par la BCE (PSPP), le Tribunal constitutionnel allemand a considéré qu’en ne contrôlant pas suffisamment si la BCE avait respecté le principe de proportionnalité, la Cour de justice avait statué ultra vires. Il avait finalement rejeté la requête contre le programme de la BCE estimant que celle-ci avait apporté les éléments permettant d’établir la proportionnalité de son action (BVerfG 29 avril 2021,2 BvR 1651/15, 2 BvR 2006/15).

La démarche du Tribunal constitutionnel polonais ne peut en rien être rapprochée de la théorie allemande de l’ultra vires. En premier lieu, le juge allemand considère que cette théorie a vocation à demeurer exceptionnelle. En second lieu, elle ne peut être mise en œuvre qu’après qu’une question préjudicielle en appréciation de validité a été posée à la Cour de justice. De façon plus fondamentale, on ne peut d’aucune manière comparer un contrôle exceptionnel d’un acte de droit dérivé de l’Union avec une évaluation structurelle du système constitutionnel de l’Union. Dans le premier cas, c’est tout au plus à l’inapplication de l’acte de droit dérivé dans l’ordre juridique national qu’on aboutit, étant précisé que des moyens existent pour éviter une telle situation. Dans le cas du PSPP, le PSPP a été appliqué en Allemagne après qu’un débat s’est engagé entre la BCE et le Bundestag, ce qui loin d’affaiblir le droit de l’Union, en a renforcé l’assise démocratique. Dans le second cas, c’est péremptoirement que les principes fondamentaux de l’Union européenne sont considérés comme incompatibles avec la Constitution de sorte qu’on ne voit guère d’issue juridique. De surcroît, le Tribunal constitutionnel allemand a longuement motivé depuis 2010 le raisonnement juridique pouvant conduire à l’activation du contrôle ultra vires. La décision du 7 octobre 2021 frappe par son laconisme puisque, du moins dans sa version publiée en anglais sur le site du Tribunal constitutionnel polonais, l’incompatibilité des articles 2 et 19 TUE avec la Constitution polonaise est réglée en quelques lignes ; c’est dire l’égard porté non seulement au droit de l’Union, mais à la Constitution polonaise elle-même, puisqu’une décision de justice appelle un effort de motivation. Cela est d’autant plus étonnant que ce laconisme peut se retourner contre le Tribunal constitutionnel polonais puisqu’on peut tout autant affirmer par une déclaration la violation par ses juges de la Constitution polonaise. L’article 90(1) de la Constitution polonaise affirme que « La République de Pologne peut céder, en vertu d’un traité, à une organisation internationale ou à un organisme international les compétences des pouvoirs publics sur certaines questions ».  L’article 8 de la Constitution polonaise dispose quant à lui que « La Constitution est le droit suprême de la République de Pologne ». Aussi le respect des traités est-il aussi une exigence constitutionnelle de sorte que le Tribunal constitutionnel polonais, à défaut de justifier suffisamment sa décision, risque fort de se contredire lui-même et de méconnaître finalement l’article 2 de la Constitution selon lequel « La République de Pologne est un État démocratique de droit mettant en œuvre les principes de la justice sociale ».

La violation du droit de l’Union européenne peut-elle entraîner un « Polexit » de fait ?

À peine la décision rendue le 7 octobre 2021, les institutions de l’Union européenne ont réagi avec la plus grande véhémence. Que faire si le Tribunal constitutionnel polonais persiste, conforté dans cette démarche par le gouvernement ? Déjà, voit-on brandie la menace d’un Polexit ? Toutefois, dans le système constitutionnellement intégré de l’Union, il n’existe pas de dispositions dans le traité qui permettrait l’exclusion d’un État membre quand bien même celui-ci méconnaitrait jusqu’aux fondements de l’Union européenne. Le droit primaire permet uniquement à un État de se retirer de l’Union, conformément à l’article 50 TUE. Encore faut-il que l’État membre en exprime la volonté. Or, rien ne fait penser que la Pologne ait l’intention de suivre les pas du Royaume-Uni, le précédent du Brexit n’étant guère instructif dans ce cas. À cet égard, l’interprétation de l’article 50 TUE selon laquelle la décision du 7 octobre 2021 vaudrait notification de l’intention de se retirer n’emporte pas la conviction (H. C. H. Hofmann, Sealed, Stamped and Delivered) ; voir la question posée dès 2020 C. Hillion, Poland and Hungary are withdrawing from the EU). Il y aurait quelque peu une contradiction à distordre l’interprétation de l’article 50 TUE au nom de la valeur de l’État de droit.

Le comportement de la Pologne n’en demeure pas moins une violation du droit de l’Union. Outre la poursuite de la procédure de l’article 7 TUE, les institutions de l’Union européenne disposent des instruments juridiques pour tirer les conséquences de la violation du droit de l’Union.

En premier lieu, la décision du 7 octobre 2021 constitue un manquement au sens de l’article 258 TFUE. La Cour de justice considère en effet qu’une juridiction suprême peut être à l’origine d’un manquement. Ce n’est guère un hasard si elle a constaté qu’en ne posant pas une question préjudicielle à la Cour de justice, le Conseil d’État français a manqué à ses obligations de l’article 267 TFUE en estimant une interprétation du droit de l’Union suffisamment claire (CJUE, 4 octobre 2018, Commission c/ France, dit « précompte », C-416/17). Il s’était aussi agi de faire un exemple au moment où la Pologne envisageait déjà de sanctionner les juges nationaux au motif que ceux-ci auraient posé une question préjudicielle. Comme elle l’a fait pour l’Allemagne à la suite de l’arrêt du Tribunal constitutionnel dans l’affaire PSPP, la Commission devrait fort probablement engager un recours en manquement à l’encontre de la Pologne qui devrait aboutir à un arrêt constatant la violation du droit de l’Union. Si le Tribunal polonais persiste, une seconde procédure peut être engagée au titre de l’article 260 TFUE conduisant cette fois au prononcé d’une astreinte ou d’une somme forfaitaire, se traduisant par des implications financières concrètes.

En second lieu, en décembre 2020, l’adoption du nouveau cadre financier pluriannuel et de Next Generation EU a été accompagnée d’un mécanisme dit de « conditionnalité État de droit ». Un règlement prévoit qu’au terme d’une procédure complexe (règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 déc. 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union, JOUE L 433I du 22 déc. 2020, p. 1), l’État membre qui ne respecte pas les principes de l’État de droit peut se voir imposer des mesures appropriées de nature financière (suspension des paiements, interdire de conclure des accords de prêts ou d’autres instruments garantis par le budget de l’Union, etc.). Plus que des sanctions, ces mesures correspondent à la mise en œuvre des règles régissant le budget de l’Union, la conditionnalité consistant à subordonner l’octroi de financements au respect de conditions préétablies. Sans surprise, la Hongrie et la Pologne ont engagé un recours en annulation contre ce règlement (Pologne / Parlement et Conseil, C-157/21 et Hongrie / Parlement et Conseil, C-156/21).

La décision du Tribunal constitutionnel polonais place la Pologne face à ses propres contradictions. De deux choses l’une, soit la Pologne respecte l’État de droit en tant qu’expression de la communauté de valeurs formée par les États membres pour fonder l’Union et accepte dès lors l’interprétation donnée des articles 2 et 19 TUE par la Cour de justice ; soit elle estime que sa propre conception de l’État de droit diffère de celle retenue dans l’Union de sorte qu’il ne reste plus qu’à se retirer. Quant à l’argument d’autorité consistant à invoquer la souveraineté juridique pour échapper aux obligations que l’État a lui-même librement souscrites, il revient à donner à la souveraineté une lecture décisionniste légitimant une violation de la règle de droit par la seule force d’une volonté purement politique, emportant une négation de l’État de droit. Or, dans le système constitutionnel formé par l’Union européenne et les États membres, il faut admettre avec Pescatore que « seule la puissance respectueuse du droit peut prétendre légitimement aux prérogatives de la souveraineté » (P. Pescatore, « Les répartitions de compétences entre la Communauté et ses États membres », in La Communauté et ses États membres. Actes du sixième collège de l’IEJE sur les Communautés européennes organisé à Liège les 10, 11 et 12 janvier 1973, Faculté de droit de Liège, Lahaye, Martins Nujhoff, 1975, p. 80).

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