Par Hélène De Pooter, Maître de conférences en droit public à l’Université Bourgogne Franche-Comté et membre du Comité Global Health Law de l’International Law Association (ILA)

Les États sont impuissants à faire face isolément, par le seul recours à des mesures nationales, à la propagation internationale des maladies infectieuses. Ce phénomène ne peut être appréhendé efficacement que par le recours au droit international, qui est un outil indispensable au succès de la préparation et de la riposte aux épidémies et aux pandémies. Encore faut-il prendre le temps d’adapter régulièrement ce droit, pour ensuite le respecter et en utiliser tous les ressorts.

Un accord international peut devenir inadapté à cause de l’évolution des conditions qui avaient entouré sa conclusion. Ainsi, le Règlement sanitaire international de 1969 avait-il fini par devenir obsolète car, ne s’appliquant qu’aux maladies expressément mentionnées (choléra, peste, fièvre jaune), il ne correspondait plus aux besoins du monde contemporain qui voit surgir de nombreuses maladies émergentes et réémergentes telles la grippe aviaire A(H5N1), le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) ou encore les maladies ayant développé une résistance aux antimicrobiens. Depuis sa refonte en 2005 après une épidémie de SRAS qui n’entrait pas dans son champ d’application, le Règlement sanitaire international ne renvoie plus à une liste fermée de maladies, ce qui a rendu possible son application à la pandémie de COVID-19 et montre que les États savent adapter le droit international pour que celui-ci reste pertinent au regard du contexte dans lequel il est amené à être appliqué. Une attention constante doit être portée sur la question de l’adaptation, surtout lorsqu’il s’agit de questions évolutives comme celle des maladies.

La pandémie de COVID-19 rappelle aussi que les États ne sont pas toujours enclins à respecter le droit international auquel ils ont pourtant accepté de se soumettre. Le fait que la Chine ait considérablement tardé à notifier les premiers cas de COVID-19 illustre cette hypothèse. Le Règlement sanitaire international de 2005 est pourtant très clair et précis sur le sujet. Son article 6 impose à chaque État d’évaluer les événements qui surviennent sur son territoire au moyen d’un algorithme et de notifier à l’OMS, dans les 24 heures suivant l’évaluation, tout événement pouvant constituer une urgence de santé publique de portée internationale, ainsi que toute mesure sanitaire prise face à ces événements. Le texte du Règlement indique expressément que le SRAS fait partie de la catégorie des maladies à déclaration obligatoire, qui doivent automatiquement être notifiées à l’OMS sans qu’il soit besoin de recourir à l’algorithme. Or, comme son nom l’indique, le coronavirus responsable de la pandémie de COVID-19 – le SARS-CoV-2 – provoque le SRAS. Pourtant, la Chine a attendu plusieurs semaines avant de notifier les premiers cas de COVID-19 et de révéler sa transmission interhumaine.

De tels retards ne sont malheureusement pas des phénomènes isolés. Ils peuvent s’expliquer, comme dans le cas de l’épidémie de maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest, par le manque de capacité (humaine, financière et logistiques) de certains États qui sont aux prises avec le sous-développement, parfois sur fond de guerre civile. Afin d’éviter le risque du « maillon faible », l’OMS s’efforce de fournir du soutien technique à ces États, dont la situation n’a rien de comparable à celle d’autres États qui disposent bien des capacités de détection et d’évaluation des maladies requises par le Règlement sanitaire international, mais qui le violent délibérément en s’abstenant de notifier promptement les cas à l’OMS. Une telle attitude, qui pose une grave menace pour la sécurité sanitaire mondiale, s’explique en partie par la crainte de l’État de voir son image politique dégradée sur la scène interne et internationale. Elle s’explique aussi par le risque de pertes économiques auquel la notification des cas expose inévitablement l’État qui fait preuve de transparence, du fait des mesures de protection (scientifiquement justifiées ou non) que ne manqueront pas d’adopter les autres États souhaitant rassurer leurs populations. Ces craintes conduisent l’État touché à se persuader qu’il parviendra à endiguer rapidement la flambée et que celle-ci passera finalement inaperçue. Parfois, elles conduisent même l’État touché à exercer des pressions sur le secrétariat de l’OMS – dont il doit pourtant respecter l’indépendance – afin que le Directeur général s’abstienne de prendre une position qui pourrait lui être dommageable dans l’immédiat. Ce problème est connu, mais les États n’ont pas encore fait preuve de beaucoup d’imagination pour y remédier. Dans un monde interconnecté où, comme l’a reconnu l’Assemblée mondiale de la santé dès 2001, « toute recrudescence des cas de maladies infectieuses dans un pays donné peut faire courir un risque à la communauté internationale », le droit international a indéniablement un rôle à jouer afin de concevoir, ou plutôt de consolider, un « pacte social sanitaire » dont la clé de voûte serait la confiance, inspirée d’un côté par la transparence sanitaire, de l’autre par la modération des réactions étatiques individuelles au travers d’une réponse coordonnée.

Un tel système serait le garant d’une sécurité sanitaire collective durable et profitable à l’ensemble des États. Pour l’heure, la question de la responsabilité internationale de la Chine, qui soulève celle de la réparation des dommages subis, va très certainement se poser, puisque, selon toute vraisemblance, la Chine a gravement manqué à ses obligations internationales. C’est sans doute l’une des raisons du silence assourdissant du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont elle assurait la présidence au mois de mars 2020 et au sein duquel elle possède un droit de veto. Cet organe chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales et doté de pouvoirs coercitifs a inscrit les épidémies et les pandémies à son ordre du jour depuis l’an 2000. Après avoir adopté quatre résolutions sur le VIH/sida et sur l’épidémie de maladie à virus Ebola en Afrique de l’Ouest et en République démocratique du Congo, on se serait attendu à ce qu’il se saisisse de la question de la pandémie de COVID-19 et, à défaut sans doute de pouvoir adopter une résolution, d’y consacrer au moins une séance de discussions. La Chine, qui pèse d’un poids important au sein de cet organe, n’y a cependant aucun intérêt compte tenu du rôle particulier qu’elle a joué dans la propagation du SARS-CoV-2.

Enfin, la pandémie de COVID-19 révèle aussi que, parfois, alors que le droit existe bien et qu’il est même assez élaboré, les États ont « oublié » d’y recourir lorsqu’il était encore temps. L’Union européenne et ses États membres fournissent une bonne illustration de cette impréparation. Sur le papier, l’Union européenne a conçu des dispositifs parfaitement adaptés à une bonne préparation face à une pandémie comme celle de la COVID-19. Ainsi, depuis 2014, en réaction à la gestion critiquable de la pandémie de grippe A(H1N1) de 2009, la Commission européenne a élaboré un dispositif permettant aux États membres qui le souhaitent d’acheter en commun et de façon anticipée (et donc à des tarifs avantageux) des tests de laboratoire, des outils et kits de diagnostic, des vaccins, des antiviraux, des produits de décontamination ou encore des masques et autres équipements de protection individuelle.

Depuis son adoption, ce mécanisme a été utilisé à quelques reprises, avec plus ou moins de succès et à plus ou moins grande échelle. En particulier, il a été utilisé en 2019 par 15 États membres (dont la France) pour la production et la livraison de vaccins contre la grippe pandémique, ce qui est une bonne chose. Mais, alors que les épidémies et les pandémies font partie des risques parfaitement connus (lesquels, précisément, ont justifié l’adoption du dispositif), les États n’ont pas jugé bon de constituer conjointement, par anticipation, des stocks d’équipements de protection individuelle contre les maladies infectieuses. La Suède, la Pologne et la Finlande ont même attendu les 28 février, 6 mars et 27 mars 2020 pour manifester leur intérêt pour ce dispositif, qui n’engage pourtant à rien. La Commission européenne, qui a été prompte à élaborer le mécanisme dès 2014, ne peut pas être critiquée de ce point de vue-là.

Sur un autre plan, le manque d’anticipation de la Commission européenne est regrettable. Dès sa création sur le papier en mars 2019, il était prévu que la réserve rescEU puisse être dotée de capacités liées à l’intervention médicale d’urgence. Mais la Commission a choisi de s’en tenir à des capacités de lutte aérienne contre les feux de forêts. Ce n’est que le 19 mars 2020, en pleine pandémie de COVID-19, que la Commission a enfin décidé d’ajouter une composante médicale à la réserve rescEU (respirateurs, masques, matériel de laboratoires…). C’est bien tardif et peu utile compte tenu de la situation de pénurie mondiale. La pandémie de COVID-19 révèle donc l’importance d’utiliser par anticipation les outils juridiques internationaux à disposition pour se préparer correctement au risque biologique et éviter qu’il ne se transforme en catastrophe. Il en est de même pour les risques chimiques et nucléaires et, sur ce sujet, la pandémie de COVID-19 nous révèle cruellement ce qu’il se passerait en cas d’accident nucléaire.

Où trouverait-on en urgence des détecteurs de radioactivité pour orienter les populations vers des zones non contaminées ? Passerait-on, à la hâte, un marché conjoint à l’échelle de l’Union européenne, comme celui du 28 février dernier qui a échoué ? En pratique, tout comme le manque d’équipements de protection et de tests diagnostic conduit aujourd’hui le gouvernement français à décréter un confinement général tout en affirmant dans un premier temps que le port du masque était inutile, un accident nucléaire conduirait nos autorités à confiner par précaution la population ou à nous assurer que l’accident ne présente que très peu de risque. Puisque les procédures le leur permettent, l’Union européenne et ses États membres devraient donc réfléchir rapidement à l’achat conjoint de petits détecteurs de radioactivité, qui pourraient être stockés dans les mairies, les commissariats et les casernes auprès d’un personnel dûment formé à leur utilisation.

En définitive, la catastrophe à laquelle nous assistons n’est pas provoquée par le SARS-CoV-2, elle est une conséquence de l’abstention fautive des uns et de l’impréparation des autres. Par l’ampleur des conséquences qu’elle entraîne, la pandémie de COVID-19 devrait inviter les États à redéfinir collectivement la place de la santé dans leurs objectifs nationaux et internationaux. Dans cette perspective, certains en appellent à l’élaboration d’un véritable « droit international de la santé » qui, en devenant une branche à part entière du droit international, pourrait constituer un contrepoids au développement d’autres branches, comme le droit du commerce international et le droit des investissements, qui poursuivent leur logique propre. Si une réflexion mérite d’être engagée sur le sujet, il paraît important de souligner, alors que le multilatéralisme est de plus en plus attaqué et dénigré, que si le droit international tel qu’il existe déjà, fruit du multilatéralisme, avait été respecté et pleinement utilisé, la pandémie de COVID-19 n’aurait peut-être (osons même dire « sans doute ») jamais eu lieu.

 

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