Par Thierry Granier- Professeur de droit des affaires à l’Université d’Aix-Marseille
Demande des actionnaires de TotalEnergie d’inscrire à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 25 mai des résolutions climatiques : illustration de la manière dont les enjeux climatiques s’installent progressivement dans la vie des sociétés commerciales, notamment celles qui négocient leurs titres sur les marchés financiers. Plus précisément, au-delà de la prise de conscience générale qui s’est imposée aux entreprises, la vie technique des sociétés a vu surgir cette problématique, notamment avec les initiatives des actionnaires qui commencent à demander l’inscription de résolutions climatiques à l’ordre du jour d’assemblées générales de société cotées sur les marchés financiers.

Le droit des sociétés permet-il de prendre en compte de manière satisfaisante ces demandes d’inscription des résolutions climatiques à l’ordre du jour des assemblées générales ?

Ces demandes des actionnaires d’inscrire une résolution climatique à l’ordre du jour de l’assemblée générale sont directement le fruit de la prise en compte croissante de l’aspect climatique, juridiquement acté dans un ensemble conférences internationales au cours des dernières décennies et qui ont entraîné l’instauration de textes européens et nationaux. C’est dans ce mouvement que l’article 1833 du code civil a été amendé en 2019 par la loi dite PACTE, et prévoit depuis que la société est gérée dans son intérêt social, en prenant « en considération les enjeux sociaux et environnementaux ».

La mise en œuvre technique de cette « prise en considération » ne se fait pas sans difficulté. En effet, les actionnaires souhaitent agir rapidement mais s’ils ne sont pas complètement ignorés, leurs propositions ne sont pas accueillies avec enthousiasme. Les émetteurs disent adhérer à ces préoccupations climatiques, mais résistent aux demandes d’inscription à l’ordre du jour de résolutions climatiques par certains investisseurs au motif qu’elles portent atteinte aux prérogatives du Conseil d’administration et conduisent à une immixtion de l’assemblée générale dans la sphère de compétence du Conseil d’administration, en violation du principe de répartition des compétences entre les organes sociaux. Ce motif repose sur un principe fort de droit des sociétés : celui de la spécialisation des organes qui est consacré par une jurisprudence ancienne.

L’assemblée est certes un organe souverain dont les attributions, déterminées dans le code de commerce, sont amples puisqu’elles concernent les opérations importantes de la vie sociale. Il est vrai également que les actionnaires peuvent proposer des projets de résolution à condition de représenter une fraction du capital et selon des modalités relativement contraignantes posées par L. 225-105 et R. 225-75 du code de commerce, encore faut-il que le contenu de ces résolutions relève du domaine de compétence de l’assemblée.

Il existe en effet des limites à cette compétence, en particulier elles ne peuvent intervenir dans le champ d’attribution des autres organes de la société et notamment du conseil d’administration. Précisément, l’article L. 225-35 du code de commerce prévoit que ce conseil détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre, conformément à son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux, environnementaux, culturels et sportifs de son activité. En l’occurrence, les résolutions climatiques proposées par les actionnaires ont été rejetées car les dirigeants des sociétés en question ont estimé que la prise en considération des enjeux environnementaux ne relevait pas de la compétence de l’assemblée, mais du conseil d’administration.

Certains actionnaires de TotalEnergie qui n’avaient pu obtenir satisfaction sur le projet de résolution ont demandé à l’Autorité des marchés financiers d’intervenir, que pensez-vous du bien-fondé de ce recours au droit financier ?

Certains actionnaires de TotalEnergie ont en effet demandé au Président de l’AMF d’utiliser son pouvoir d’injonction pour ordonner au conseil d’administration d’inscrire une résolution climatique à l’ordre du jour de la prochaine assemblée générale.

Le problème est que le champ d’application de l’article L. 621-14 du code monétaire et financier (qui permet au président de l’Autorité des marchés financiers de demander en justice une mise en conformité avec la règlementation applicable ou de mettre fin à une irrégularité) est limité. Pour en résumer la teneur, il vise notamment des émetteurs qui auraient participé à une atteinte à l’intégrité du marché, à la diffusion d’une information trompeuse et tout manquement aux obligations résultant de règlements européens entrant dans le champ de compétence de l’Autorité des marchés financiers.

Ce dernier type de manquement pourrait éventuellement être invoqué, si, par exemple la résolution concernait l’application du règlement européen visant à favoriser les investissements durables (règlement dit « taxonomie ») qui impose à certaines entreprises de publier des informations relatives à l’activité économique en matière de durabilité de la société. L’Autorité des marchés financiers pourrait alors enjoindre à la société de respecter les dispositions d’un règlement européen dont la mise en œuvre est placée sous la surveillance des régulateurs financiers nationaux.

L’Autorité des marchés financiers n’a pas retenu cette démarche, trop incertaine dans ce cas, et elle a constaté son absence de pouvoir d’injonction dans un domaine qui relève du droit des sociétés. Il reste que l’appel au régulateur pour contraindre la communication sur ces sujets fait partie d’un mouvement plus ample témoignant de la pression des actionnaires et des investisseurs sur les groupes industriels importants.

Il faut observer que ces pressions sont exercées non seulement par des organisations non gouvernementales militantes, dont l’ADN est l’obtention d’une évolution réelle sur le sujet, mais aussi par des fonds d’investissement qui orientent leur activité vers des entités tenant compte des préoccupations climatiques en réponse aux souhaits d’une partie croissante de leur clientèle, cette dernière étant conditionnée par les faits du changement climatique qui s’impriment désormais dans notre réalité.

Ainsi, les rapports de force au sein des assemblées des sociétés cotées évoluent, les dirigeants sont contraints de présenter leur politique climatique aux actionnaires qui peuvent la contester. Ces contestations, même si elles n‘aboutissent pas, sont médiatisées ce qui peut nuire à l’image du groupe et entacher la confiance dans les modèles s’ils ne sont pas compatibles avec les objectifs fondamentaux de neutralité carbone pour rester dans la problématique du climat (il ne faut pas oublier que la durabilité englobe d’autres sujets comme la biodiversité par exemple, ou la protection des océans qui vont faire l’objet de réglementations spécifiques). On peut aussi penser aux procès climatiques qui sont susceptibles d’émerger : des résolutions climatiques des actionnaires pourraient constituer des jalons utilisés dans les argumentations juridiques à l’encontre d’entreprise défaillantes mises en cause.

En tout état de cause, pour le temps présent qui nous occupe, l’initiative des actionnaires de recourir au pouvoir d’injonction du régulateur en vue d’ajouter à l’ordre du jour ce type de résolution, a été l’occasion pour le président de l’Autorité des marchés financiers de plaider pour une modification du cadre législatif existant.

A votre sens, la lutte contre le réchauffement climatique va-t-elle devenir un élément d’orientation de la gestion des sociétés ?

Les conditions sont effectivement réunies pour une évolution des textes, les autorités nationales et européennes ont déjà avancé. Dans cette optique, la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (23 février 2022) peut être mentionnée, elle prévoit notamment de renforcer les obligations des acteurs économiques dans ce domaine. Ainsi, les entreprises devront adopter un plan visant à garantir que le modèle d’entreprise et la stratégie de l’entreprise sont compatibles avec la transition vers une économie durable et avec la limitation du réchauffement planétaire à 1,5 °C conformément à l’Accord de Paris. Ce plan devra déterminer notamment, sur la base des informations raisonnablement à la disposition de l’entreprise, dans quelle mesure le changement climatique représente un risque pour les activités de l’entreprise ou une incidence sur celles-ci. C’est dans ce cadre que les textes nationaux vont être aménagés.

Autrement dit, la lutte contre le réchauffement climatique est en train de devenir une donnée de gestion, la conséquence est qu’elle va modifier le fonctionnement traditionnel des sociétés en commençant par celles qui demandent l’admission de leurs titres sur les marchés financiers. Les informations relatives à cette question vont certainement entrer dans le périmètre des communications obligatoires pour les dirigeants, placées sous le contrôle des actionnaires, voire des régulateurs financiers. Il reste à savoir si les dispositifs à venir seront efficaces puisqu’il est question, tout simplement, de réinventer un modèle des entreprises redéfinissant la pertinence économique au regard d’enjeux cruciaux. Quoi qu’il en soit, ces débats sur les résolutions climatiques dont la presse se fait l’écho, apparaissent comme une des manifestations de « l’irrésistible glissement du droit des sociétés vers un droit sociétal », selon la formule explicite du professeur Alain Couret dans l’éditorial du Bulletin Joly Sociétés du mois de mai 2022.

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