Par Sabrina Robert-Cuendet, Professeur de droit international et européen, Le Mans Université

Le 5 mai 2021, la Commission européenne a proposé un nouveau règlement sur les subventions étrangères ayant un effet de distorsion sur le marché intérieur. Cet instrument vise à combler un vide juridique important dans le droit européen de la concurrence : alors que les subventions qui émanent des États membres sont très étroitement encadrées, celles qui proviennent des puissances étrangères échappent, pour le moment, à tout contrôle. Le futur règlement permettra ainsi de renforcer les conditions d’une concurrence équitable sur le marché intérieur, en luttant contre les pratiques déloyales de certains États étrangers. Mais il contribuera aussi au renforcement de la capacité de l’Union à protéger la souveraineté économique européenne.

Pourquoi l’Union européenne se dote aujourd’hui d’un instrument visant à lutter contre les subventions étrangères ?

L’octroi de subventions étrangères à des entreprises qui opèrent sur le marché intérieur n’est pas une préoccupation nouvelle pour l’Union européenne. L’absence de dispositif permettant de contrôler ces subventions est le talon d’Achille de la politique européenne de la concurrence. Les subventions qui émanent des pouvoirs publics des États membres, ce que l’on appelle les aides d’État, sont étroitement contrôlées par le droit européen. Toute forme d’aide publique qui perturbe le libre jeu du marché, en octroyant un avantage concurrentiel indu à l’entreprise qui en bénéficie, est strictement interdite. Les États membres sont obligés de notifier à la Commission européenne toutes les aides qu’ils adoptent, afin de permettre une surveillance continue. Même les aides octroyées pour faire face à des situations de graves crises économiques – comme celles qui ont été adoptées depuis le début de la crise du Coronavirus – ou pour poursuivre un objectif d’intérêt général prééminent – comme celles mises en place pour encourager le développement des énergies renouvelables – sont très étroitement surveillées par la Commission.

À l’inverse, pour le moment, aucun dispositif ne permet de contrôler ou réguler les aides qui émanent des puissances étrangères. Or, celles-ci peuvent être problématiques à plusieurs égards : elles peuvent faciliter les acquisitions d’actifs européens par des entreprises étrangères ; elles peuvent influencer les décisions d’investissement ; elles peuvent causer des distorsions du marché, au détriment de la concurrence équitable et des intérêts stratégiques de l’Union européenne.

Depuis 2017, l’Union européenne est activement engagée dans des négociations trilatérales avec les États-Unis et le Japon pour tenter d’élaborer un mécanisme de contrôle des subventions publiques au niveau multilatéral. Mais les négociations à l’OMC sont très difficiles à mener, d’autant que ce sont les pratiques de quelques États clairement identifiés qui sont visées, et en particulier la Chine. L’Union européenne a donc finalement fait le choix d’une action unilatérale en renforçant son droit de la concurrence. La proposition de règlement de la Commission européenne, qui avait été annoncée dès juin 2020 dans la publication d’un Livre Blanc sur les subventions étrangères, doit maintenant être examinée par le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen.

Comment s’opèrera le contrôle sur les subventions étrangères ?

C’est la Commission européenne qui sera chargée du contrôle des subventions étrangères. Celles-ci sont entendues très largement comme couvrant toute contribution financière qui confère un avantage à une entreprise exerçant une activité économique dans le marché intérieur et qui est spécifique, c’est-à-dire qui ne profite pas à toutes les entreprises ou industries d’un même secteur. De ce point de vue, la définition retenue des subventions étrangères se calque sur la définition des aides d’État qui sont réglementées par les articles 107 et 108 TFUE. Elle couvre les aides financières directes, mais aussi les prêts, les prises de participation, les garanties, les incitations fiscales ou encore les abandons de dettes.

Mais parce qu’il s’agit d’identifier les subventions étrangères qui sont susceptibles d’avoir un effet de distorsion sur la marché intérieur, quatre catégories d’aides en particulier feront l’objet d’une attention renforcée :

  • celles qui sont accordées à des entreprises en difficulté qui, sans cette aide, auraient été confrontées à la faillite ;
  • les garanties illimitées ;
  • les subventions qui facilitent les concentrations ;
  • les subventions qui permettent à une entreprise de présenter une offre indûment avantageuse dans le cadre d’un marché public.

Le contrôle qu’opèrera la Commission européenne portera donc sur les entreprises déjà installées sur le marché intérieur mais aussi sur les entreprises étrangères qui envisagent d’y investir.

La proposition de règlement envisage trois outils de contrôle. Les deux premiers concernent les concentrations et les offres soumises dans le cadre de marchés publics européens dépassant un certain seuil financier : si ces opérations impliquent une contribution financière d’un pouvoir public d’un pays tiers, elles devront être obligatoirement notifiées, au préalable, à la Commission européenne qui en examinera les conséquences sur le marché intérieur. La réalisation de ces opérations sera suspendue le temps de l’examen de la situation par l’exécutif européen. Le troisième outil permettra à la Commission européenne de s’autosaisir de tout autre type d’opération, indépendamment du seuil financier (comme une prise de participation dans une entreprise européenne), lorsqu’elle suspectera la présence d’une subvention étrangère. Dans chaque cas, si l’examen de la Commission la conduit à conclure que la subvention étrangère risque de causer une distorsion de la concurrence qui ne peut pas être contrebalancée par un effet positif sur le marché (examen de proportionnalité), l’opération ne pourra avoir lieu à moins que la Commission n’impose des mesures réparatrices ou que les entreprises concernées acceptent des engagements de nature à remédier aux distorsions. Il pourra s’agir, par exemple, de la cession de certains actifs pour rééquilibrer les forces économiques en présence sur le marché.

Si ce dispositif de contrôle n’est pas respecté par les entreprises visées, par exemple en cas de non-satisfaction de l’obligation de notification, des sanctions financières pourront être adoptées. Lorsque l’on sait que la Commission européenne est l’autorité de régulation qui, dans le monde, inflige les amendes les plus élevées en matière de concentrations et d’ententes, nul doute qu’elle fera usage de ce pouvoir sans parcimonie.

Comment s’insèrera ce nouveau règlement dans la politique de libre-échange de l’Union européenne ?

Si le nouveau règlement européen concerne d’abord le marché intérieur, il aura aussi d’importantes répercussions sur la politique commerciale commune. L’Union européenne est l’un des marchés les plus ouverts au monde. Il est extrêmement attractif pour les investisseurs étrangers (7 000 milliards d’euros d’investissements directs étrangers en Europe en 2019). Mais depuis quelques années, l’Union européenne cherche également à mieux contrôler ses industries, face aux stratégies offensives de certains États. On se souvient que le Règlement 2019/452 du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étranger dans l’Union a été adopté pour éviter les « acquisitions prédatrices » d’actifs européens stratégiques. La crise du Coronavirus n’a fait que renforcer la prise de conscience qu’il est nécessaire de renforcer la souveraineté économique de l’Union, en particulier dans les secteurs où l’Europe est devenue extrêmement dépendante des pays et des entreprises étrangères.

Dans le cadre de la Stratégie industrielle actualisée de l’Union, cette préoccupation, avec celle d’une transition économique durable, est au cœur de la redéfinition des politiques économiques européennes. La proposition de règlement sur les subventions étrangères vient ainsi également renforcer la posture d’un libéralisme maîtrisé par l’Union. Elle permet d’éviter les acquisitions d’actifs européens qui, si elles ne sont pas le fait directement de puissances étrangères (par le biais d’entreprises publiques), pourraient tout de même tomber sous leur contrôle du fait des subventions ayant permis l’investissement.

La proposition de règlement de la Commission vise ainsi tout à la fois le maintien de conditions équitables de concurrence (le level playing field qui a toujours été central dans la politique européenne) et le renforcement des mécanismes de contrôle des forces économiques européennes face aux appétences étrangères.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]