Par Ségolène Barbou des Places, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’Union européenne, définie comme un espace de liberté de circulation, semble vivre un « moment existentiel » : les mesures dites de fermeture des frontières de l’espace Schengen, ainsi que les mesures de confinement, ont mis à rude épreuve la libre circulation des personnes, que la CJUE qualifie à la fois de « principe » du marché intérieur et de « droit fondamental » des citoyens de l’Union.

La réintroduction des contrôles aux frontières internes de l’UE est la partie la plus visible des atteintes à la libre circulation (ces contrôles font l’objet d’une analyse dans un billet séparé). Certes l’existence d’un contrôle, simple pratique administrative, peut n’engendrer qu’une gêne légère si les citoyens de l’Union restent autorisés à circuler d’un État membre à l’autre. Mais les États interdisant actuellement aux citoyens de l’Union, soit l’entrée sur leur territoire, soit l’accès à certaines zones de leur territoire, est bien une atteinte généralisée à la libre circulation qui découle des mesures prises pendant la crise de la Covid-19. Ces pratiquent heurtent l’article 5 de la directive 2004/38 sur la liberté de circulation des citoyens de l’Union qui garantit aux citoyens européens un droit d’entrée sur le territoire des autres États membres, sous la seule condition de devoir présenter une preuve de leur identité.

Les restrictions unilatérales à la libre circulation des personnes sont-elles conformes au droit de l’Union européenne ?

La réponse est faussement simple. L’article 27§2 de la directive 2004/38 admet que la libre circulation puisse être limitée: « les États peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union (…) pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique». Bien qu’évoquées ensemble, les atteintes à la circulation pour motif d’ordre public n’obéissent toutefois pas au même régime que celles fondées sur le motif de santé publique.

L’article 29 de la directive de 2004 précise ce qu’il faut entendre par motif de santé publique: les « seules maladies justifiant des mesures restrictives de la libre circulation sont les maladies potentiellement épidémiques telles que définies dans les instruments pertinents de l’Organisation mondiale de la santé ainsi que d’autres maladies infectieuses ou parasitaires contagieuses pour autant qu’elles fassent, dans le pays d’accueil, l’objet de dispositions de protection à l’égard des ressortissants de l’État membre d’accueil ». Il n’est guère douteux que la Covid-19 relève de ces maladies épidémiques. Mais les États peuvent-ils recourir à l’exception de santé publique à l’égard de personnes ne présentant aucun symptôme du Covid-19 ? La question se pose car la Cour de justice a toujours choisi d’interpréter restrictivement les exceptions à la libre circulation. Elle a ainsi considéré que le refus d’entrée ou de séjour d’un citoyen de l’Union, fondée sur un motif d’ordre public, ne saurait être mis en œuvre de façon préventive : elle doit correspondre à une menace réelle, actuelle et être fondée sur le comportement personnel de l’intéressé; ces exigences ont été codifiée à l’article 27§2 de la directive 2004/38. Mais l’on ne trouve pas une mention comparable dans l’article 29 relatif à l’exception de santé publique. De plus le texte fait référence aux « maladies potentiellement épidémiques ». Il n’est donc pas déraisonnable de considérer que la lutte contre une épidémie justifie des mesures préventives. Pour ces raisons, on pariera volontiers que, dans cette matière où la Cour de justice reconnaît aux États une certaine discrétion, l’UE ne mettra en cause les décisions des États qu’avec la plus extrême prudence.

Toutefois, les mesures attentatoires à la libre circulation (en l’état actuel, il s’agit essentiellement de refus d’entrée) doivent être proportionnées. Cela impose, au minimum de ne pas introduire de différences de traitement fondées sur la seule nationalité : les États membres ne distinguent d’ailleurs généralement pas entre leurs nationaux et les résidents s’agissant de l’accès à leur territoire. On peut en revanche considérer que ne serait pas jugé proportionné un refus d’entrée dans un État qui ne prend pas de mesures restrictives, en raison du Covid-19, à l’encontre de ses nationaux. Tel ne sera assurément pas le cas des États qui, comme la France, soumettent leur population à des mesures de confinement. Mais cela pourrait limiter la marge de manœuvre des Pays Bas ou de la Suède, d’autant que la Cour est de plus en plus exigeante sur l’impératif de cohérence dans la mise en œuvre de mesures restrictives de la circulation. De même, alors que la Cour de justice exige, en application de la directive de 2004, que les mesures restrictives soient individualisées, la pandémie devrait pouvoir justifier un traitement par catégorie de personnes : cela correspond d’ailleurs aux pratiques des États membres qui autorisent les nationaux à rentrer, les travailleurs frontaliers et les personnels de santé à circuler.

Les citoyens de l’Union privés de droit d’entrée pourront-ils contester une mesure d’entrée fondée sur l’exception de santé publique ?

La réponse est nuancée. Rappelons que les citoyens de l’Union se voient accorder plusieurs garanties. D’abord, la directive 2004/38 prévoit qu’une mesure de refus d’entrée doit être notifiée par écrit à l’intéressé dans des conditions lui permettant d’en saisir le contenu et les effets : les motifs précis et complets de santé publique qui sont à la base de la décision sont portés à la connaissance de l’intéressé, « à moins que des motifs relevant de la sûreté de l’État ne s’y opposent » (article 30). Il n’est pas certain, loin s’en faut, que les pratiques actuelles aux frontières respectent cette exigence de notification et motivation. La notification doit également comporter l’indication de la juridiction ou de l’autorité administrative devant laquelle l’intéressé peut introduire un recours ainsi que du délai de recours. Sauf en cas d’urgence justifié (ce qui est le cas actuellement), ce délai ne peut être inférieur à un mois à compter de la date de notification.

Les citoyens de l’Union faisant l’objet de mesures de santé publique bénéficient également de garanties procédurales. L’article 31 de la directive prévoit un accès aux voies de recours juridictionnelles et, le cas échéant, administratives dans l’État d’accueil pour attaquer une décision prise à leur encontre. Les procédures de recours permettent un examen de la légalité de la décision ainsi que des faits et circonstances justifiant la mesure. La difficulté tient à ce qu’au titre de l’article 31§4, les États membres peuvent refuser la présence de l’intéressé sur leur territoire au cours de la procédure de recours. Ils ne peuvent pas lui interdire de présenter ses moyens de défense en personne, sauf si sa comparution risque de provoquer des troubles graves à l’ordre public ou – là est le point sensible dans la situation actuelle – lorsque le recours porte sur un refus d’entrer sur le territoire. On comprend donc que les citoyens de l’Union pourront contester un refus d’entrée mais, outre que cela ne leur donne pas un droit d’entrée pendant la période du recours, leur chances d’obtenir satisfaction sont limitées.

En somme, la liberté de circulation des personnes fait l’objet d’une atteinte généralisée. Mais malgré les initiatives de la Commission, cela ne suscite que de faibles réactions, tant ces atteintes sont diluées dans un contexte de restriction généralisée des mouvements.

 

Lire aussi : « Covid-19 : le renforcement des contrôles aux frontières Schengen »

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]