Par Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse Capitole, Codirecteur du master « Droit des libertés »

Le Conseil d’Etat vient de confirmer la compétence du ministre de l’Intérieur pour régler, par annexe de circulaire, via le Schéma national du maintien de l’Ordre (SNMO), les libertés dans l’espace public et y garantir la liberté de la presse, notamment pour rendre compte à l’opinion publique des opérations de maintien de l’ordre.

Cette décision vient censurer des mesures que le juge des référés avait pourtant considérées comme n’étant pas manifestement contraires aux droits et libertés (CE, 27 octobre 2020, Syndicat national des journalistes et autres, n° 444876 et 445055).

Quel fondement le juge donne-t-il au pouvoir règlementaire du ministre de l’Intérieur ?

On retiendra l’effort que le Conseil d’Etat déploie pour donner une compétence explicite au ministre de l’Intérieur, en vue de lui permettre de définir une « doctrine de maintien de l’ordre applicable lors des manifestations ». Rappelons que, s’agissant de police administrative générale, la compétence pour édicter des mesures de ce type appartient au préfet (ce qui est déjà une dérogation au principe législatif du pouvoir de police du maire). La coordination nationale peut être opérée par le Premier ministre, en raison de la jurisprudence Labonne (CE, 8 août 1919), sans fondement textuel explicite mais en cohérence avec l’article 21 de la Constitution. Le pouvoir d’agir par voie de circulaire, comme le font les ministres de l’Intérieur de manière plus intense ces dernières années, ne reposait jusqu’ici que sur des intuitions. Le juge choisit ici un fondement étranger au droit de la police (qui supposerait une délégation du Premier ministre ou une assise législative, elles-mêmes discutables).

Pour le Conseil « il appartient au ministre de l’Intérieur, comme à tout chef de service, de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous son autorité, dans la mesure où l’exige l’intérêt du service, (…) ». Il mobilise ainsi sa propre théorie des « pouvoirs implicites » du chef de service, jusqu’ici cantonnée aux actes nécessaires, au plan de l’aménagement du travail administratif, au fonctionnement des services publics (le célèbre arrêt Jamart ; CE, Sect., 7 février 1936).

De nombreux éléments plaident contre cette novation. D’abord, la compétence du législateur, particulièrement prévue en matière de liberté d’expression par la Déclaration de 1789, ensuite la qualification des techniques de maintien de l’ordre comme « organisation du service », ici confondue avec l’objet même de l’action (les manifestants n’en sont pas les « usagers »), l’institution prétorienne d’un nouveau pouvoir de police, enfin, l’effacement de la distinction entre police et service, ordre public et intérêt général et, à l’arrivée du fondement même du système Labonne. A cela s’ajoute la difficulté que l’on rencontre à définir la frontière du « service », lorsque le Conseil lui-même considère que l’encadrement de la technique « d’encerclement » en fait partie, mais pas le port de protections par les journalistes (oscillant entre critère organique et critère fonctionnel…).

Quelles garanties le juge apporte-t-il à la liberté de la presse ?

L’opinion retiendra que le juge s’attache à permettre le travail de surveillance des journalistes rendant compte des manifestations, comme il le fit pour l’observation des démantèlements des camps de migrants (CE, Ord. Réf., 3 février 2021, M. J… et autre, N° 448721). Les journalistes constituent en effet des observateurs privilégiés, comme « chiens de garde » de la démocratie (CEDH, 26 nov. 1991, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, req. no13585/88). Mais cette « qualité », presque un statut, constitue plus un droit objectif remplissant une fonction dans une société démocratique qu’un droit subjectif, et ne se laisse pas saisir aisément.

La Cour européenne, qui statue toujours après l’Etat, constate a posteriori l’intérêt qu’il y avait à garantir l’accès à l’information d’une personne se réclamant de la presse. Pour l’administration et son juge, il est plus difficile de reconnaître un statut général et le Conseil d’Etat a opté, tout au moins pour l’accréditation, pour la détention de la carte professionnelle.

Le Conseil d’Etat juge que les journalistes doivent pouvoir continuer d’exercer librement leur mission lors de la dispersion d’un attroupement, sans être tenus de quitter les lieux, dès lors qu’ils se placent de telle sorte qu’ils ne puissent être confondus avec les manifestants et ne fassent obstacle à l’action des forces de l’ordre. Il en va de même pour les « observateurs indépendants », diligentés par une ONG de droits de l’Homme ou « journalistes » indépendants et sans carte, parfois suspectés de participer en réalité à la manifestation.

La position du Conseil d’Etat suit celle de la CEDH (gr. ch., 20 oct. 2015, Pentikäinen c/ Finlande, req. no 11882/10) à propos de l’arrestation et la condamnation (sans peine) d’un journaliste (qui ne portait aucun signe de cette qualité) ayant refusé de suivre l’ordre de dispersion d’une émeute alors qu’un espace était destiné à la presse. La Cour n’a pas condamné l’Etat car les autorités n’ont pas délibérément empêché les médias de couvrir la manifestation ou entravé leur travail pour essayer de dissimuler au public l’attitude de la police vis-à-vis de la manifestation en général ou des manifestants en particulier. Les journalistes ne peuvent cependant pas tout faire et doivent obtempérer aux ordres nécessaires de la police, notamment pour se placer en un lieu sécurisé (à condition de ne subir aucune saisie de leur matériel).

L’arrêt censure aussi le « rappel » de l’interdiction pour les journalistes de porter des protections (casque, lunettes) de nature à dissimuler leur visage ; ce qui a pour effet de les soustraire au droit commun (articles 431-4 et 431-5 du code pénal). La transposition administrative de la substance du texte pénal aurait pour effet d’entraver la liberté de la presse. Il s’agit alors pour le juge administratif de constater l’inconventionnalité d’une application future, de formuler une forme de réserve pour l’avenir (notamment à destination du juge pénal).

Enfin, le juge découvre le caractère arbitraire et imprécis du mécanisme d’accréditation pour une information « officielle » relative aux évènements, car seuls les organes de presse appréciés du ministre pourraient ainsi avoir les faveurs des forces de l’ordre. Tout comme en référé, il relève pourtant le caractère anecdotique de cette possibilité, qui n’affecte pas, en tant que telle, l’accès à l’information, ainsi que la situation légitimement privilégiée des détenteurs de la carte de presse. Mais cette accréditation, en soi, restreindrait le cercle des journalistes et mettrait en cause le pluralisme ; lequel constitue autant un objectif de valeur constitutionnelle (not. CE, 19 janv. 1990, Assoc. La télé est à nous ; CC, 10 novembre 2016 – n° 2016-738 DC, Loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias), qu’un pilier de l’article 10 CEDH (CEDH 24 nov. 1993, Informationsverein Lentia c/ Autriche, req. nos 13914/88).

Quel encadrement le juge attend-il dans l’exercice des missions de maintien de l’ordre ?

Le juge a également censuré en partie le SNMO en ce qu’il affirme qu’« il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation ou de prévention d’une poursuite des troubles. »

On se souvient que cette technique est accusée par les défenseurs des droits de l’homme de manquer de base légale. Ils ont été éconduits, une première fois, par le Conseil constitutionnel qui n’y voit pas une compétence de la loi (Cons. cons., 12 mars 2021, nº 2020-889 QPC). Mais la QPC (alors issue de la Cour de cassation) mettait en cause le premier article du code de la sécurité intérieure et son « droit à la sécurité ». Ici, les requérants attaquent, de manière plus pertinente, les dispositions relatives à l’organisation des manifestations, que le juge estime, hélas, inapplicables au litige.

Le juge administratif confirme donc que cela relève bien du seul ministre de l’Intérieur. Néanmoins, ce dernier doit y apporter la sécurité juridique nécessaire en prévoyant les hypothèses d’un recours légitime. Contrairement à l’annonce au grand public de la fin des « nasses », il ne reste au ministre qu’à apporter les précisions de nature à garantir que l’usage de cette technique demeure adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances (comme celle de la présence effective de « casseurs » étrangers à la manifestation, au sens de la loi, cf. Cons. cons., 4 avril 2019, n° 2019-780 DC, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations).

Ainsi le Parlement est-il maintenu à l’écart d’un point majeur de la protection des libertés dans l’espace public, confirmant une tradition administrative bien établie selon laquelle la nécessité peut appeler le hasard.

Pour aller plus loin : X. Bioy, « Droit à la sécurité et compétence de la loi », AJDA 2021, n°20, p. 1156

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