Par Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, Codirecteur du Master « Droit des libertés », Responsable du Diplôme interuniversitaire « Normes et religions »

Le mot « laïcité » désigne à la fois un concept (alimenté par différents discours, parfois contradictoires, avant comme après 1905), un des caractères de la République (article premier de notre Constitution) et un principe juridique concrétisé par la jurisprudence administrative, laquelle peut être décrite à l’aide des différentes déclinaisons, « laïcité ouverte » ou « fermée ».

De quoi la loi de 1905 est-elle la fondation ?

La loi de 1905 a en effet tranché, alors que les républicains se heurtaient au refus des catholiques de perdre leur influence, entre les différentes conceptions défendues par Maurice Allard, Émile Combes et Aristide Briand : la République, gouvernement « pour tous », appelle certes à une publicisation des intérêts et à la suspicion envers les forces sociales irrédentistes, mais à quel degré faut-il porter la séparation ? Jusqu’au fond de la société, en visant la déchristianisation des institutions publiques, voire privées ; pousser jusqu’à la sécularisation ? Pour les seules relations des cultes avec l’appareil d’État en interdisant aux Églises de se mêler des affaires publiques, mais en permettant à l’État de surveiller leurs affaires, sur un mode gallican ? En garantissant la liberté de culte, mais en établissant que la République a ses institutions et poursuit des finalités propres ?

Cette dernière lecture, libérale, s’est imposée, après la loi de 1901 et la lutte contre les congrégations. Elle comporte une dimension organique : les groupements religieux s’organiseront librement mais dans le cadre de formes juridiques unilatéralement forgées par l’État qui leur donne ainsi des moyens d’existence de droit privé ; les représentants des cultes n’auront plus droit de cité dans les institutions publiques. La Constitution « interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes », Conseil constitutionnel, 19 nov. 2004, 2004-505 DC, §18) À cela s’ajoute une dimension fonctionnelle : l’État garantit à la fois la liberté individuelle de conscience, étant neutre lui-même au plan des idées métaphysiques, et la liberté collective de cultes, qui s’expriment publiquement, au point que la puissance publique peut y apporter son aide (dans une stricte égalité, sans privilège pour l’un d’entre eux). Il demeure néanmoins une différence de traitement entre les cultes de 1905, qui bénéficient d’avantages certains, et les autres, pour lesquels des aides indirectes (elles aussi discutables) tentent de réduire l’écart.

La laïcité exclut-elle que la puissance publique ait « affaire » avec les cultes ?

La laïcité appelle bien une séparation mais elle ne saurait conduire à scinder deux sphères ou à épurer la décision publique qui ne peut que tenir compte des instances et des idées religieuses dans la volonté de maintenir des liens utiles à l’efficacité des politiques publiques par l’organisation du pluralisme religieux…

Le régime libéral s’accommode donc de paradoxes. Si « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (article 2 de la loi de 1905), elle collabore souvent avec eux, ne serait-ce que par l’appartenance au patrimoine des personnes publiques de la plupart des édifices cultuels, par le nombre croissants d’aides indirectes qui s’enracinent dans l’interstice croissant qui sépare culturel et cultuel, par son implication dans l’enseignement privé et le monde associatif, par l’ouverture de son espace public à des manifestations qu’elle encadre ou qu’elle tolère en reculant les exigences de l’ordre public, par la défiscalisation de dons et œuvres, par des infractions de presse spécifiques pour protéger les cultes, par l’admission enfin de l’abattage rituel des animaux, sans compter une lecture souple qui feint de ne plus voir la signification religieuse d’un symbole, là où les croyants l’y voient encore clairement.

Ces ouvertures aux cultes sont autant d’occasions de justifier la tentation de les réguler ; le financement des aumôneries sur fonds publics appelle, par exemple, des obligations de formation des aumôniers. Rappelons enfin que cinq territoires connaissent toujours un régime concordataire et que des motifs d’ordre public peuvent en réalité orienter la pratique religieuse (comme le futur encadrement des financements étrangers des cultes qui conduit à écarter certains courants religieux).

Car cette approche conduit à un paradoxe qui siège dans l’obligation que l’État se donne de parler de religion (et donc de la définir ne serait-ce qu’implicitement), pour en assurer la liberté et le régime spécifique. D’une part, l’absence de « reconnaissance » devrait le conduire à ne pas se risquer à être le coauteur juridique du phénomène religieux. D’autre part, dans l’absolu, il pourrait se passer d’identifier la notion de religion ou d’en parler spécifiquement ; car la liberté de religion se confond avec la liberté de conscience ou la liberté d’expression et la liberté de culte se coulerait bien dans les libertés d’association, de réunion, de manifestation ou encore le droit de propriété.

Inversement, pour ne pas prêter le flanc à l’accusation de discrimination, l’État adopte des normes qui ne semblent pas traiter de religions, et en réalité ne pensent qu’à elles ou à l’une d’entre elles ; ainsi de la loi relative à la dissimulation du visage dans l’espace public en 2010, ou aujourd’hui la répression des messages appelant à punir le « blasphème ». Nos lois inventent un ordre public de valeurs (« immatériel »), au nom des droits de la femme par exemple, qui entend contrecarrer les comportements sociaux possiblement fondés sur des interprétations et traditions religieuses.

Loin donc de pousser la neutralité jusqu’à l’ignorance des religions, notre droit présente au contraire la laïcité comme la garantie de la liberté de religion.

La laïcité se confond-elle avec la liberté de conscience et de religion ?

Là où le grand public voit souvent un conflit ouvert, les organes de l’État dans leur communication, comme l’administration et son juge dans leur droit, incluent la liberté de religion dans la laïcité et érigent la seconde en cadre et garantie de la première : « s’il résulte du principe de laïcité que celui-ci impose l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et le respect de toutes les croyances, ce même principe impose que la République garantisse le libre exercice des cultes » (CE, 5 juillet 2013, n° 361441, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, §5).

De même, le droit européen des droits de l’Homme, toute en refusant toute spécificité à la liberté de religion au sein de l’article 9 CEDH, milite pour que la neutralité ne se traduise pas en une ignorance hostile des exigences de la conscience qui « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie » (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, n°14307/88). La religion étant une liberté, elle appelle aussi des obligations positives de la part des services publics. La jurisprudence européenne n’est parfois pas loin sinon d’y voir potentiellement une forme de discrimination indirecte. Ainsi en est-il de l’exigence de créer des statuts juridiques permettant l’exercice effectif du culte (véritable obligation de « reconnaître » les cultes, CEDH, 31 juillet 2008, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98), de l’obligation de menus confessionnels en détention, de la possibilité pour les salariés d’arborer des signes religieux sauf motifs déterminants et neutres, etc. Et, plus encore, l’interdiction faite à l’État de distinguer les « vraies religions » des mouvements à caractère sectaire sans de sérieux motifs d’ordre public.

La France se trouve donc encouragée à lire sa laïcité comme le cadre souple qui n’exclut ni les « accommodements raisonnables », ni l’expression des convictions religieuses dans l’espace public. Si la neutralité de nos agents publics n’est pas comprise comme une ingérence disproportionnée dans leur liberté de conscience, au profit de celle des usagers, nos dispositifs limitatifs du port du voile pour nos élèves ou dans l’espace public apparaissent à la Cour comme une curiosité qu’abrite notre « marge nationale » (CEDH, 1er juill. 2014, n° 43835/11, SAS c. France). Nos juges y voient aussi une exception dans la liberté d’expression et non l’état normal d’une hostilité de nos lieux publics aux convictions. L’interdiction des signes religieux à l’école, ostensibles ou simplement ostentatoires, ne s’impose qu’au nom d’une laïcité qui vise à éduquer la liberté de conscience des enfants contre l’emprise de leurs entourages.

La laïcité, comme séparation républicaine du profane et du religieux, ne se présente donc, ni politiquement comme un dogme anticlérical, ni juridiquement comme une scission des sphères privées et publiques. Contrairement à un réflexe caricatural souvent entendu, la religion n’est pas devenue une affaire privée ou indifférente à la République, mais une séparation qui donne à chacun un cadre pour sa liberté et pour le respect de celle de l’autre ; conciliation à toujours renouveler. Mal comprise, la laïcité peut conduire, à l’inverse, à des interdits surprenants comme celui qui prohibe sur des murs de métro ou des antennes de radio publique des appels aux dons (sous forme de publicité payante) pour une organisation caritative et humanitaire, du seul fait qu’elle soit chrétienne (d’Orient), agissant ainsi comme si le message venait du service public et non de tiers.

Ainsi l’écrivit Jaurès : « la Séparation n’est pas faite : « elle est commencée ». D’autres la pousseront plus loin, sans la réaliser pleinement. Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes, ils le continueront sans pouvoir le finir. » (La Dépêche du 1er juillet 1905)