Par William Schabas – Professeur de droit international -Middlesex University London
Il y a 75 ans, le premier tribunal pénal international condamnait les dirigeants allemands pour avoir lancé une guerre d’agression. Bien qu’il y ait eu beaucoup de développements progressifs du droit international pénal depuis cette époque, le cadre juridique pour la poursuite du crime d’agression reste inadéquat. Cette situation malheureuse a été mise en évidence par le conflit armé en Ukraine.

 Quelle est la notion de crime d’agression ?

La Charte du Tribunal militaire international parle « d’une guerre d’agression » sous la rubrique de « crimes contre la Paix ». Dans son jugement, le Tribunal a déclaré que « Déclencher une guerre d’agression n’est donc pas seulement un crime d’ordre international; c’est le crime international suprême… ». Ironie du sort, le concept de crimes contre la paix est attribué au grand juriste russe Aron Trainin.

Néanmoins, malgré son caractère de « crime international suprême », les tentatives ultérieures de codification du droit international pénal se sont heurtées au crime d’agression. Les travaux de la Commission de droit international sur le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité ont été suspendus pendant presque trente ans an attendant que l’Assemblée générale adopte une définition de l’agression.

Le Statut de la Cour pénale internationale, adopté en 1998, a reconnu l’agression comme un crime relevant de la compétence de la Cour mais avait reporté l’adoption d’une définition et des conditions de sa mise en œuvre. Ce n’est qu’après un long processus de négociation que des amendements ont pu être finalisés en 2010, dotant la Cour d’un cadre juridique pour les poursuites du crime d’agression. Ce cadre est prévu dans l’article 8bis du statut de la Cour.

L’article 8bis fait une distinction entre le « crime d’agression » défini au § 1 et « l’acte d’agression » défini au § 2. Le crime d’agression est l’infraction punissable pour la commission d’actes d’agression. Il ne peut être que le fait d’un haut responsable politique ou militaire défini comme « une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État ». Il consiste dans la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution d’un acte d’agression. Les actes d’agression sont énumérés à la suite du § 2 dans une liste tirée d’une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il convient en outre que cet acte « par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies ». Il en résulte qu’il ne suffit qu’un acte d’agression ait été commis dans les conditions permettant de l’imputer à haut responsable politique et militaire prévues par l’article 8 bis. Il faut aussi qu’il constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies.

La qualification de crime d’agression s’applique-t-elle à ce qui passe en Ukraine ?

Plusieurs des actes d’agression énumérés au paragraphe 8bis § 2 s’appliquent à l’invasion russe. L’article 8 bis § 2 qualifie ainsi d’acte agression l’invasion ou l’attaque par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État et l’occupation militaire qui en résulte. De même, l’article 8bis qualifie d’acte d’agression « le bombardement par les forces armées d’un État du territoire d’un autre État, ou l’utilisation d’une arme quelconque par un État contre le territoire d’un autre État ». Il est clair que ces deux actes d’agression sont constitués concernant l’attaque russe contre l’Ukraine.

Le critère de violation manifeste de la Charte des Nations Unies est-il rempli ? Parce que l’article 8bis n’a jamais été invoqué dans une poursuite, il n’y a pas d’interprétation judiciaire du terme « violation manifeste ».

Selon les « éléments d’interprétation » adoptés en même temps que la définition, les trois facteurs, à savoir la nature, la gravité et l’ampleur, « doivent être suffisamment importants pour justifier une constatation de violation « manifeste ». Aucun des éléments à lui seul ne peut suffire pour remplir le critère de violation manifeste. ». Au cours des négociations, les États-Unis ont cherché à exclure l’usage de la force si son objectif était de prévenir le génocide ou d’autres crimes internationaux. C’est précisément cet argument que la Russie a invoqué pour justifier son invasion de l’Ukraine. Dans son ordonnance du 16 mars 2022, la Cour international de justice a dit qu’il est « douteux que la convention [sur le génocide], au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué ». Il faut espérer que lorsque la Cour rendra son arrêt définitif, le mot « douteux » soit remplacé par « impossible ».

Comment poursuivre et faire punir ce crime ?

La Cour pénale internationale est actuellement la seule juridiction pénale internationale ayant compétence sur le crime d’agression. Le protocole de Malabo donnera une telle compétence à la Cour africaine de justice et des droits de l’homme mais il n’est pas encore en vigueur.

En vertu du Statut de Rome, la Cour pénale internationale peut exercer sa compétence en matière de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis sur le territoire d’un État partie ainsi que sur le territoire d’un État qui a fait une déclaration acceptant la compétence de la Cour, ce qui est le cas de l’Ukraine. Cependant, une règle plus limitée s’applique dans le cas du crime d’agression. C’est la conséquence d’un compromis malheureux afin de satisfaire certains États parties, dont la France et le Royaume-Uni, qui auraient préféré que le crime d’agression soit entièrement exclu de la compétence de la Cour. Par conséquent, la Cour ne peut exercer sa compétence à l’égard du crime d’agression que lorsqu’il est commis par un État partie, et même alors, uniquement si l’État partie a ratifié les amendements pertinents. Ni l’Ukraine ni la Russie ne sont des États parties au Statut de Rome.

Différentes solutions ont été proposées. Le mieux serait de saisir l’opportunité créée par la guerre pour provoquer une révision du Statut de Rome afin d’appliquer la règle générale de compétence territoriale. Si le Statut s’applique au crime d’agression commis sur le territoire d’un État partie, quelle que soit la nationalité de l’auteur, cela encouragera beaucoup à ratifier les amendements. Dans l’état actuel du Statut, les États sont peu incités à souscrire aux amendements. Seuls 43 des 123 États parties ont ratifié les amendements sur le crime d’agression . De plus, le rythme de ratification s’est considérablement ralenti. Au cours des cinq dernières années, seuls 11 États parties ont ratifié ces amendements.

Il y a aussi une proposition active de créer un nouveau tribunal ad hoc, ou plutôt ad hominem. On pourrait l’appeler le « tribunal Poutine », en évoquant l’article 227 du traité de Versailles qui prévoyait l’établissement d’une juridiction internationale afin de poursuivre l’empereur Guillaume II. Mais ce projet de nouveau tribunal international se heurte à des obstacles juridiques majeurs.

Car la question se pose de déterminer l’organisme qui créerait un tel tribunal. Une création par le Conseil de sécurité serait la meilleure solution puisqu’elle conférerait à ce tribunal une grande autorité comme cela a été le cas pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Mais cette création ne semble pas envisageable parce qu’il est évident qu’elle se heurterait au veto russe, ce qui l’empêcherait. On peut envisager une création par un traité avec l’ONU comme cela a été le cas pour la Cour spéciale pour la Sierra Leone et le Tribunal spécial pour le Liban. Mais il ne semble pas possible que le Secrétaire général puisse conclure un tel traité sans l’accord du Conseil de sécurité. C’est ce qui s’était passé pour la création de la Cour spéciale pour la Sierra Leone et du Tribunal spécial pour le Liban. En l’occurrence, le Secrétaire général ne pourrait pas obtenir cet accord du fait du veto russe. Cette deuxième possibilité de création n’apparaît donc pas davantage possible.

Aucune règle de droit international n’empêche un groupe d’États de créer un nouveau tribunal. Cependant, un tel tribunal ne leur permettra pas de faire collectivement ce qu’ils ne peuvent pas faire seuls. Selon la jurisprudence de la Cour internationale de justice dans l’affaire du Mandat d’arrêt, les immunités établies par le droit international coutumier empêchent les tribunaux nationaux de juger les chefs d’État et autres hauts fonctionnaires, quelle que soit la nature du crime lui-même. Ce nouveau tribunal ne semblerait donc pas en mesure de poursuivre Poutine ou Lavrov sans violer le droit international.

Les partisans de la création d’un nouveau tribunal font valoir que la modification du Statut de Rome est difficile étant donné qu’il requiert la quasi-unanimité des États parties. Mais en réalité leur proposition souffre du même obstacle. Sans un consensus international massif, un tel tribunal manquerait de crédibilité. S’il existe un réel consensus pour des poursuites, ne vaut-il pas alors mieux amender le Statut de Rome et garantir ainsi la capacité de poursuivre non seulement les dirigeants russes mais ceux d’autres États qui, à l’avenir, pourraient menacer la paix du monde ?

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