Par David Chilstein, Professeur de droit pénal à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Directeur du Département de recherche en droit pénal de la Sorbonne

L’indignation suscitée par la décision rendue par la Cour de cassation dans l’affaire Sarah Halimi, exonérant son meurtrier de toute responsabilité pénale pour cause de trouble mental ayant aboli son discernement au moment de son acte, comme le prévoit l’article 122-1 du Code pénal, a conduit ses avocats à entreprendre une démarche inédite consistant à déposer plainte, pour les mêmes faits, devant la justice israélienne. Ce recours à un ordre juridique étranger pour répondre à une exigence impérieuse de justice jugée non satisfaite par le système judiciaire territorialement compétent, considéré dès lors comme défaillant, pose question à différents égards et interroge sur l’articulation entre les différentes justices pénales.

La justice israélienne peut-elle compétente pour connaître de ce crime perpétré en France ?

Contrairement à une idée reçue, le droit pénal n’est pas territorial. Ou plus exactement, il n’est pas exclusivement d’application territoriale. Tous les Etats du monde, y compris la France, disposent de chefs de compétence leur permettant de juger des infractions commises en dehors de leurs frontières : soit parce que l’auteur ou la victime font partie de leurs ressortissants (compétences personnelles), soit parce que l’infraction est d’une telle gravité (torture, crimes contre l’humanité etc.) qu’ils se sont engagés à en juger les auteurs, s’ils se trouvent sur leur territoire, pour éviter tout risque d’impunité (compétence universelle).

Le droit israélien s’est doté d’une compétence de ce genre, qui couvre les infractions commises à l’encontre de tout juif, où qu’il se trouve, dès lors qu’il en est victime « en tant que juif » (art. 13 b de la Loi pénale). La particularité de cette compétence, on le voit, tient au fait qu’elle se fonde non pas sur la nationalité israélienne de la victime, mais sur son appartenance à la communauté juive. Elle est de ce point de vue conforme à la conception inhérente à l’Etat d’Israël de constituer à la fois un refuge et une protection pour l’ensemble des juifs persécutés dans le monde. D’un point de vue plus technique, on peut dire qu’il s’agit au fond d’une compétence personnelle élargie à la protection de ressortissants en puissance (tout juif ayant, en vertu de la loi du retour, la possibilité d’immigrer en Israël et d’en devenir citoyen). Les Etats déterminant souverainement le domaine de leur compétence pénale, il n’y a rien là d’extravagant ou de choquant.

Le principe non bis in idem ne peut-il toutefois faire obstacle à l’exercice de cette compétence ?  

On peut en effet se poser la question dès lors qu’il existe une décision française ayant éteint l’action publique en France. En réalité, tout dépend de la manière dont le droit israélien met en œuvre ce principe. Il convient de rappeler que non bis in idem ne s’applique pas dans les rapports internationaux de façon aussi stricte qu’en matière interne. Même en France, on ne considère pas qu’une décision pénale étrangère permette de faire obstacle à l’exercice de nouvelles poursuites lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre notre compétence territoriale (à moins que la décision n’émane d’un pays membre de l’union européenne). Il est vrai, en revanche, que les compétences extraterritoriales, comme celle sollicitée en Israël, sont en général considérées comme subsidiaires. Cela étant, un Etat peut parfaitement neutraliser non bis in idem s’il estime qu’il est de nature à nuire à l’efficacité de la compétence spécifique qu’il entend mettre en œuvre ; c’est d’ailleurs ce qu’enseignent les auteurs israéliens au sujet de cette compétence extraterritoriale visant les infractions à caractère antisémite. Non bis in idem n’est pas censé s’appliquer en la matière.

Cela signifie-t-il que la plainte déposée en Israël a toutes les chances d’aboutir ? 

En aucune façon. Il faut savoir que les conditions d’engagement des poursuites sont beaucoup plus encadrées dans le système judiciaire israélien qu’en France où le parquet dispose d’un assez large pouvoir d’appréciation. Or, dans la mesure où la France n’extrade pas ses ressortissants, que l’accusé ne pourra dès lors être ni entendu ni expertisé sur place, que le recueil des preuves s’annonce pour le moins compromis – on peut en effet douter que l’entraide judiciaire fonctionne à merveille dans cette affaire – et surtout, que le jugement en l’absence de l’accusé n’est pas prévu, selon nos informations, en matière criminelle, il y a tout lieu de douter que le parquet israélien, très sourcilleux en la matière, puisse donner suite à la plainte déposée.

A défaut d’être utile, cette démarche ne présente-elle pas quelque vertu sur le plan symbolique ?  

La défiance suscitée par la décision de la Cour de cassation ne saurait, selon nous, justifier le recours à une justice étrangère pour y remédier. La plainte déposée devant la justice israélienne est malvenue car, par-delà son caractère vexatoire, elle laisse entendre que certaines communautés disposeraient d’une voie de recours inédite contre les décisions jugées contestables voire choquantes rendues par la justice de leur pays. Faudra -t-il considérer demain que l’appartenance à l’oumma permettra aux musulmans de France de faire appel à la justice de n’importe quel pays musulman pour contester une décision pénale française pourtant relative à des faits perpétrés en France ? Cette approche communautariste de la justice n’est pas acceptable. Elle introduit une forme de système de justice personnaliste à caractère délocalisé qui mine la cohésion nationale.

En présence d’une décision jugée inacceptable, il est préférable d’en contester le bien-fondé en demeurant dans le système juridique qui l’a secrétée, en en appelant le cas échéant au législateur ou à la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme, plutôt que de vouloir disqualifier le système judiciaire national.

Or tel est bien l’objet de ce forum shoping pénal. Il ne vise pas à obtenir la sanction du coupable, qui ne peut être obtenue efficacement en Israël, mais bien à condamner symboliquement la justice pénale française.

 

L’auteur remercie Maître Raphaël Dokhan pour les informations communiquées concernant le droit israélien.

 

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